. ******************************************************* TO READ THIS FILE SAVE IT TO DISK FIRST; AND READ IT USING NOTEPAD OR ANY OTHER TEXT EDITOR. ******************************************************* . Apparence et réalité Les deux vérités dans les quatre systèmes philosophiques du bouddhisme Guy Newland . (… je présente ici - les idées-clés des quatre systèmes selon l'interprétation traditionnelle qu'en fait l'ordre guélouk…) . Sub-section titles are in the form: L#: […] These can be used to regenerate the structure using a Word Processor. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [CONTENU] :L1 . L1: [CONTENU] :L1 L1: [Introduction] :L1 L5: [Qu'est-ce que le réel?] :L5 L5: [Les (quatre) systèmes philosophiques] :L5 L5: [Remerciements] :L5 L5: [Note technique] :L5 L1: [1. Les deux réalités dans les quatre systèmes philosophiques] :L1 L2: [Les systèmes philosophiques du petit véhicule] :L2 L3: [2. Le système de la Grande Exposition ou Vaibhasika (Abhidharmistes, réalistes, atomistes)] :L3 L5: [1. Présentation générale] :L5 L5: [2. Les réalités conventionnelles] :L5 L5: [3. Les réalités ultimes] :L5 L5: [4. L'absence de soi] :L5 L3: [3. Le système des Sutra ou Sautrantika [surtout les Adeptes du Raisonnement selon Le Commentaire au "Compendium de Connaissance Valide" (de Dignaga) par Dharmakirti] :L3 L5: [1. Présentation [guélougpa du système Sautrantika] :L5 L5: [2. Équivalences et exemples] :L5 L5: [3. La connaissance conceptuelle] :L5 L5: [4. La perception directe] :L5 L5: [5. Définitions (en fonction de son efficience ou non, ou en fonction d’une simple désignation d'une conscience d'ordre conceptuel ou non)] :L5 L5: [6. L'inexistence du soi personnel] :L5 L5: [7. Conclusion [le Sautrantika, une préparation à la vue du Madhyamika] :L5 L6: [Introduction aux deux types de consciences] :L6 L6: [L’utilité de la conceptualisation pour la réalisation des objets subtils comme l’impermanence – d’abord conceptuellement, puis directement] :L6 L6: [Ramène à égalité le statut des parties et des ensembles] :L6 L6: [Introduisant l'idée que quelque chose peut exister même en étant simplement désigné conceptuellement] :L6 L6: [Défi à l’idée que des vérités conventionnelles peuvent être fonctionnelles] :L6 L2: [4. Les systèmes philosophiques du Grand véhicule] :L2 L5: [1. Généralités] :L5 L5: [2. Les deux vérités en tant qu'entité unique (inseparability of the Two Truths / non-duality : not two, not one)] :L5 L3: [5. Le système de l'Esprit seul ou Chittamatra] :L3 L5: [1. Présentation] :L5 L5: [2. L'esprit crée le monde (dependent on the mind)] :L5 L5: [3. L'esprit seul (but from the mind only ? or Not two, not one)] :L5 L5: [4. Les trois natures] :L5 L5: [5 - Langage et référence] :L5 L5: [6. Les deux réalités] :L5 L5: [7. L'école de la voie médiane et l'école de l'esprit seul] :L5 L3: [6. Le système de la Voie médiane ou Madhyamika (Staying away from both eternalism and nihilism)] :L3 L5: [Une voie médiane entre l’éternalisme et le nihilisme] :L5 L4: [7. La branche des Autonomes ou Madhyamika-Svatantrika] :L4 L5: [1. Présentation des subdivisions du madhyamika] :L5 L5: [2. Existence ultime] :L5 L5: [3. Le spectacle magique] :L5 L5: [4. Définition des deux réalités] :L5 L5: [5. Division des réalités dissimulatrices] :L5 L5: [6. Les autonomes adeptes des sutra (sautrantika-madhyamika-svatantrika) et les autonomes adeptes de la pratique yogique (yogacara-madhyamika-svatantrika)] :L5 L5: [7. L'absence de soi] :L5 L4: [8. La branche des Conséquentialistes ou Madhyamika-Prasangika] :L4 L5: [1. Présentation et définitions] :L5 L5: [2. L'esprit crée le monde] :L5 L5: [3. La validité du point de vue conventionnel (emptiness dosn’t mean complete non-existence / nihilism)] :L5 L5: [4. Les deux réalités (Inseparability of the Two Truths)] :L5 L5: [5. La base de distinction] :L5 L5: [6. La relation entre les deux réalités (Not two, not one – one implies the other)] :L5 L5: [7. Les termes "réalité dissimulatrice" et "réalité ultime"] :L5 L5: [8. Définitions] :L5 L5: [9. Les divisions de la réalité dissimulatrice] :L5 L1: [9. Les deux réalités et la Voie du Bodhisattva] :L1 L5: [Les deux accumulations] :L5 L1: [Postface (par Philippe Cornu – vision non-gélougpa)] :L1 L5: [L'approche philosophique du bouddhisme tibétain et le monde bouddhiste] :L5 L5: [Les différents points de vue philosphiques au sein des écoles tibétaines] :L5 L5: [La vue madhyamika des Guélougpa] :L5 L5: [La vue madhyamika chez les Nyingmapa et les Sakyapa] :L5 L5: [Le madhyamika shentong des Jonangpa et des Kagyùpa modernes] :L5 L5: [Trouver le juste équilibre] :L5 L1: [Petit glossaire] :L1 L1: [Sources] :L1 L1: [Notes] :L1 . ******************************************************* ******************************************************* L1: [Introduction] :L1 . Lorsque quelqu'un qui cherche à comprendre le bouddhisme s'adresse à vous, par quoi doit-on commencer? Faut-il expliquer ce que signifie prendre refuge dans les trois joyaux? Faut-il exposer les quatre nobles vérités, en s'appuyant sur le premier sermon du Bouddha? . En réponse à cette question de Joshua Cutler (directeur du centre d'études bouddhistes de Washington dans le New Jersey), le Dalaï lama suggéra que les deux vérités1 pourraient bien être la meilleure approche pour les Occidentaux d'aujourd'hui, avançant qu'il valait mieux présenter le Dharma via son raisonnement philosophique et son analyse de la nature de la réalité. Se fondant sur ce conseil, Joshua organisa un séminaire auquel il convia des érudits tibétains et des lettrés occidentaux à enseigner sur les deux vérités selon le système bouddhiste qu'ils connaissaient le mieux. J'ai écouté avec attention les enregistrements de ces conférences, qu'il m'a fait parvenir alors que j'étais en train d'écrire pour les besoins du centre, ce qui allait devenir le premier jet de ce livre. Cette ébauche fut grandement appréciée et on me conseilla d'en faire une publication. . L5: [Qu'est-ce que le réel?] :L5 . Lorsque que le Bouddha s'est éveillé du rêve que nous n'avons pas quitté, il a vu les choses telles qu'elles sont, leur réalité ultime. Et pourtant, préoccupé par notre bien-être, il a agi au sein du monde des apparences conventionnelles, utilisant les conventions du langage pour nous montrer la bonne direction. La philosophie bouddhiste s'efforce de faire la lumière sur le contenu philosophique et intellectuel de cette histoire centrale au bouddhisme. Histoire qui tourne autour d'un thème éternel à l'être humain: les deux faces du monde. D'un côté on a les apparences changeantes et les conventions, les moeurs et traditions du vaste monde dans toute leur variété, et de l'autre, le mystère des choses telles qu'elles sont, la réalité absolue. Et pourtant, on ne peut découvrir cette réalité ailleurs qu'ici, au milieu des apparences mouvantes. Pour les philosophes bouddhistes, ces deux faces constituent ce qu'on appelle les deux réalités, la réalité conventionnelle et la réalité ultime. Chacune des différentes écoles philosophiques du bouddhisme a sa manière d'expliquer ce que sont les deux réalités et comment elles se relient entre elles. Explorer ces systèmes philosophiques, c'est regarder par dessus l'épaule de tous ces penseurs bouddhistes aux prises avec cette question fondamentale: qu'est-ce que le réel? . Loin d'être une réflexion intellectuelle oiseuse, cette question va droit au coeur de notre pratique et du sens qu'elle prend dans notre vie. Si une réelle analyse de la réalité ne révèle la présence d'aucun moi substantiel ou personnel, alors qui sommes-nous? Et si l'analyse de la réalité ne révèle aucun critère moral établi de manière absolue, sur quelle base fonderons-nous nos rapports sociaux? La pratique prend place au sein de cette confusion, nous éclairant et nous libérant. . "Qu'est-ce que le réel?" est une question qui appelle, entre autres choses, une analyse intellectuelle. La pratique transforme l'être dans son entier, intellect compris. Dans certains aspects du bouddhisme tibétain, dont la tradition guélouk (dGe lugs) du Dalaï Lama, on considère que l'intelligence doit être affinée jusqu'à devenir l'épée aiguisée de la sagesse du discernement et que cela fait partie de la pratique. Les tenants de la tradition guélougpa insistent pour dire que la sagesse ne peut se comparer au fait de fuir l'ignorance et la confusion dans un état "planant" dénué de concepts. Si l'éveil se réduisait à un arrêt du flot des pensées, un coup de marteau sur la tête suffirait à nous plonger dans une sagesse profonde2! . Plutôt que de fuir la confusion de l'esprit dualiste, nous devons chercher à voir les choses telles qu'elles sont en utilisant la logique pour dépister les idées fausses. C'est uniquement lorsque nous comprendrons vraiment la réalité que nous pourrons commencer à affiner cette sagesse tournée vers la vision directe du nirvana par-delà les concepts. C'est pourquoi, pour le Dalaï lama comme pour la tradition guélouk, une étude sérieuse des systèmes philosophiques du bouddhisme n'a rien d'un passe-temps cultivé éloigné de la pratique - c'est bien une pratique fondamentale et indispensable. . Dans le Sutra de la Descente à Lanka, le Bouddha dit: . \ #### \ Mon enseignement a deux modes: \ Des directives ou des principes. \ Aux enfants je donne des directives, \ Aux yogis je donne des principes3. . L5: [Les (quatre) systèmes philosophiques] :L5 . Que l'on se réfère à la chronologie bouddhiste traditionnelle ou à la chronologie académique occidentale contemporaine4, la structure des quatre systèmes philosophiques présentés ici ne correspond pas au développement chronologique qu'ils ont eu en Inde. Lorsque l'on aborde l'étude systématique de la philosophie bouddhiste en commençant par ces systèmes doctrinaux, on n'emprunte pas une approche historique. Pour cette raison, certains lettrés ont accusé l'usage des systèmes doctrinaux d'être une approche intellectuelle de la philosophie bouddhiste, arguant du fait que cela efface toute distinction entre des maîtres qui ont vécu à des siècles de distance. Pour eux, ces systèmes philosophiques (grub mtha', siddhânta) sont plus définis dans l'esprit des Tibétains qu'il ne l'ont jamais été dans la vie des philosophes indiens qu'ils répertorient, et ce qui les préoccupe par dessus tout, c'est que ces systèmes pourraient éclipser l'étude des sources premières de notre compréhension de la philosophie bouddhiste. . Je comprends ces critiques. Notre étude philosophique ne devrait pas s'arrêter aux systèmes philosophiques, qui ne peuvent remplacer la lecture de Nagarjuna et de Vasubandhu. Mais j'estime d'un autre côté que certains lettrés occidentaux sont allés un peu trop loin dans leur rejet des systèmes doctrinaux de la littérature tibétaine. Bien que détachés de l'histoire des idées qu'ils présentent, ces systèmes philosophiques nous offrent une structure qui facilite l'approche des philosophies bouddhistes. En sous-estimant le savoir que des tibétains comme Jam-yang-shay-ba ('Jam dbyangs bshad pa) ont pu mettre dans leur analyse des philosophies bouddhistes indiennes, certains savants ont mis des années pour parvenir à des conclusions qu'ils auraient pu tirer (au moins provisoirement) au bout de quelques semaines, de quelques jours ou de quelques heures. . À moins d'un intérêt purement académique, il est difficile de s'attacher à l'histoire des idées sans avoir déjà une bonne idée de ce qu'elles sont. Or, la littérature qui présente les systèmes philosophiques permet justement de les pénétrer. Si nous ne perdons pas de vue le fait que ce système particulier fut créé au Tibet pour permettre la constitution d'une vision cohérente du monde qui prend en compte toute la richesse et la diversité de la philosophie bouddhiste indienne, nous l'utiliserons à bon escient et en tirerons bénéfice. Je suis très reconnaissant à l'égard des érudits tibétains qui se sont livrés à ce travail et nous offrent les fruits de leur vision. . Il faut par conséquent comprendre clairement que le propos de ce livre n'est pas de passer en revue toute la philosophie bouddhiste, ni d'exposer la philosophie bouddhiste tibétaine dans toute son ampleur. Il s'adresse au lecteur déjà familiarisé avec le bouddhisme et sincèrement intéressé par les aspects philosophiques du bouddhisme indien ou tibétain, mais que des traductions savantes d'ouvrages très techniques peuvent intimider. Ce que je présente ici - les idées-clés des quatre systèmes selon l'interprétation traditionnelle qu'en fait l'ordre guélouk - pourra je l'espère jeter un pont, ou du moins servir de tremplin pour une compréhension plus large et une réflexion plus profonde. . L5: [Remerciements] :L5 . Dans ce livre, je partage ce que j'ai entendu de plusieurs maîtres tibétains, encore vivants ou qui nous ont quittés, ainsi que de mes collègues et professeurs. Parmi quelques personnes, Harvey Aron-son, Anne Klein, Elizabeth Napper, Joe Wilson, Don Lopez, Dan Cozort, John Buescher, Kensur Yeshe Tupden et Guéshé Palden Dragpa (dGe bshes dPal Idan grags pa), ont joué un rôle important. Je remercie également Susan Kysen (de Snow Lion) et Nathan Lam-phier de leurs remarques concernant le manuscrit. Ce livre n'aurait jamais vu le jour sans les efforts de Jeffrey Hopkins, Joshua Cutler (qui a mis le projet sur pieds), Sidney Piburn (qui m'a poussé à achever le manuscrit et à le publier) ni sans Sa Sainteté le Dalaï lama. . L5: [Note technique] :L5 . Les termes tibétains et sanscrits ont été traduits en français. On trouvera la translittération des termes-clés entre parenthèses à leur première occurrence. Cette translittération se fonde sur le système décrit dans l'article de Turrel Wylie, "Un système standardisé de transcription du tibétain" (Journal d'études asiatiques de Harvard, 22, 1959,261-276). Les noms propres tibétains sont écrits sous une forme phonétique approximative qui n'a pas pour but d'indiquer l'exacte prononciation, mais de donner au lecteur une représentation approchante relativement facile à lire. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [1. Les deux réalités dans les quatre systèmes philosophiques] :L1 . Les deux réalités [souvent appelées aussi deux vérités] sont -- la réalité ultime (don dam bden pa, paramarthasatya] et -- la réalité conventionnelle (kun rdzob bden pa, samvrti-satya). . On trouve l'explication de ce qui les distingue dans les développements de chacun des quatre systèmes philosophiques reconnus comme l'authentique expression de l'enseignement du Bouddha par l'ordre guélougpa du bouddhisme tibétain. De la même manière qu'un sceau notarié prouve l'authenticité d'un document, chacun de ces quatre systèmes est marqué par quatre "sceaux", ou vues, qui en font une authentique doctrine bouddhiste: -- Tout ce qui est produit est impermanent -- Toute chose contaminée est misérable -- Tous les phénomènes sont dépourvus de soi -- Le nirvana est paix . Si on les classe en partant du plus élevé (c'est-à-dire le plus profond) pour arriver au plus fondamental, les quatre systèmes partageant ces vues sont: -- Les systèmes philosophiques du Grand véhicule (Mahayana) ---- l'école de la Voie médiane (Madhyamika) ---- l'école de l'Esprit Seul (Chittamatra) -- Les systèmes philosophiques du Petit véhicule (Hinayana) ---- l'école des Sutra (Sautrantika) ---- l'école de la Grande Exposition (Vaibhasika) . Bien que l'on puisse trouver des subdivisions comme -- la branche des Autonomes (Madhyamika-Svatantrika) -- et celle des Conséquentialistes (Madhyamika-Prasangika) dans la Voie médiane, -- ou celle des Adeptes des Écritures -- et celle des Adeptes du Raisonnement dans l'école des Sutra, . les Guélougpa estiment traditionnellement que tous ceux qui adhèrent aux principes bouddhistes [les quatre sceaux] peuvent être rangés dans ces quatre écoles5. Ce qui n'inclut pas tous les bouddhistes, car bien qu'ayant pris refuge du fond du coeur dans les trois joyaux (et étant par conséquent bouddhistes) nombreux sont ceux qui n'adhèrent pas aux principes bouddhistes. On dit aussi que seul peut être qualifié d'adepte d'une école donnée, celui qui a réalisé l'absence de soi que son système expose. Par conséquent, on ne devient pas, par exemple, un adepte de la doctrine de l'école de la Voie médiane tant que l'on n'a pas réalisé la vacuité telle qu'elle y est expliquée. Le mot traduit ici par "doctrine" (grub mtha', siddhânta) signifie "conclusion établie", et donc l'adepte d'une école n'est pas celui qui sera simplement sympathisant d'une certaine position, mais bien celui qui sait qu'elle est juste et entend ne pas y renoncer. . Toutefois, ce qu'un système considérera comme un savoir profond et, qui plus est, définitif, pourra s'avérer superficiel ou même erroné du point de vue d'un système "plus élevé". La métaphore qui sous-tend l'étude des doctrines philosophiques chez les Guélougpa n'est pas à l'image du déroulement chronologique qu'affectionné l'érudition occidentale, mais à celle d'une échelle dont chaque barreau serait un système philosophique. Chaque échelon apporte une vue plus juste que celui qui le précède, mais c'est seulement lorsqu'on atteint le dernier - l'école Madhyamika-Prasangika, les Conséquentialistes de la Voie médiane - que l'on peut réellement voir le mode d'existence des choses. D'autre part, n'importe lequel des échelons de cette échelle de doctrines bouddhistes fournit une meilleure vue que celle qu'on pourra jamais atteindre en restant campé dans le monde ordinaire. Et en outre, les systèmes philosophiques inférieurs sont, comme sur une échelle, un sûr moyen d'atteindre les échelons "philosophiques" supérieurs. . Pour pousser plus loin la métaphore, les échelons philosophiques les plus élevés peuvent être dangereux pour ceux qui les abordent sans préparation. Peut-être vaut-il mieux s'en tenir alors à une doctrine inférieure. Il n'est pas non plus indispensable que tous gravissent cette échelle un échelon à la fois. Lorsque l'on étudie les écoles philosophiques, on les traverse une à une, méditant à chaque étape sur ce qu'on y apprend. Mais lorsque vient le moment d'adopter une vue pour en développer la réalisation, on conseille traditionnellement de chercher la plus élevée dans laquelle on réussit à garder le respect de la loi du karma de la cause et de l'effet. Il ne serait pas bon de cultiver la vue du système le plus inférieur juste parce que l'on se sent modeste. . Nous devons réaliser que nos actes ont des conséquences et ne jamais perdre de vue que ce que nous faisons change les choses, que des êtres souffrent, etc. En un sens, cet enseignement est plus essentiel au bouddhisme que ceux qui portent sur la vacuité. Si l'on observe ce que font en réalité la plupart des bouddhistes dans le monde, on trouvera fondamentalement des pratiques portant sur la générosité, les règles de vie, la patience et l'effort, motivées par le simple désir d'aider autrui et (ou) d'améliorer leur avenir au sein des existences cycliques. Un véritable désir d'échapper au cycle des existences et un réel effort pour réaliser la vacuité sont un peu moins courants. Vu que d'ordinaire les bouddhistes débutants penchent plus naturellement vers une tendance à la réification que vers le nihilisme, leur croyance au karma, à l'éthique, à la compassion, etc., est imprégnée de cette tendance. . Le yogi doit s'efforcer d'éliminer les éléments de réification sans pour autant détruire la confiance qu'il a dans les êtres, l'existence du karma, etc. Si approfondir une vue donnée nous pousse à penser que rien n'a d'importance, que rien n'existe, que rien ne change rien, que nos actes ne comptent pas, etc., mieux vaut ne pas insister et nous en tenir à la vue d'un système philosophique inférieur. Les "échelons" supérieurs présentent le danger de réfuter progressivement des modes de plus en plus subtils de réification, augmentant par là le risque de glisser dans le nihilisme. . Les "vues" qui rendent un système plus élevé qu'un autre comprennent diverses questions d'ordre philosophique et psychologique - la plus importante étant la façon de considérer l'absence de soi, ou vacuité (stong pa nyid, sûnyata). Il ne faut donc pas confondre les quatre systèmes philosophiques avec les quatre écoles, ou ordres (chos lugs), du bouddhisme tibétain - Guélouk, Sakya (Sa skya), Nyingma (rNying ma) et Kagyu (bKa' brgyud) - qui se distinguent d'ordinaire par le genre de rituels et de méditations qu'elles préfèrent. Kensour Yéshé Thoubten explique que l'on trouve autant de partisans des divers systèmes philosophiques au sein de chaque école que de bouddhistes qui ne se rattachent à aucun système6. . Dans les pages qui vont suivre, nous examinerons les deux réalités telles qu'elles sont présentées dans chacune des quatre écoles philosophiques, en commençant par celle de la Grande Exposition (Vaibhasika) pour terminer par celle de la Voie médiane (Madhyamika). Il faut cependant noter que c'est le système le plus élevé, celui de la Voie médiane, qui accorde le plus d'importance à la question des deux réalités. Le système de la Grande Exposition et celui des Sutra (Sautrantika) s'attardent plus sur les quatre noble vérités (les souffrances vraies, les sources vraies, les cessations vraies et les chemins vrais), et le système de l'Esprit Seul (Chittamatra) met plutôt l'accent sur les "trois natures" - la nature parfaitement établie, la nature dépendante (ou hétéronome) et la nature imputée ou imaginaire. Le système de la Voie médiane étant celui qui expose le plus en profondeur et en détail les deux réalités, en nous concentrant sur la vision des deux réalités dans les quatre systèmes philosophiques nous avons en quelque sorte imposé le programme de la Voie médiane aux trois autres systèmes. Nous aborderons donc les systèmes inférieurs selon un angle déterminé par l'école de la Voie médiane, mettant ainsi en place une toile de fond sur laquelle nous apprécierons mieux la présentation des deux réalités dans le système de la Voie médiane. . Nagarjuna, le pionnier de la philosophie de la Voie médiane (Madhyamika). soutenait l'importance des deux réalités dans son Traité de la Voie Médiane: . \ #### \ Les doctrines enseignées par le Bouddha se fondent sur deux réalités: \ Les réalités du monde conventionnel et les réalités qui sont des objets ultimes. \ Ceux qui ne distinguent pas ces deux réalités \ Ne connaissent pas la profonde telléité de l'enseignement du Bouddha7. . Pour comprendre ce qui distingue les deux réalités, il est bon de commencer par se demander qu'est-ce qui, une fois divisé, nous donne deux réalités. Jam-yang-shay-ba, auteur d'un ouvrage important sur le système de la Voie médiane, fait observer que parler de la distinction entre les deux réalités sans connaître la base de cette division ressemble à grimper aux branches d'un arbre qui n'a pas de racines8. On trouve diverses affirmations concernant cette base, mais dans la tradition guélougpa on se range à l'opinion qu'il s'agit des objets de connaissance (shes bya, jneya). Les arguments guélougpa qui viennent soutenir cette position, que nous exposerons plus loin, sont propres au système de la Voie médiane - mais la conclusion que les connaissables (shes bya, jneya) sont la base de la division en deux vérités vaut tout autant pour les trois autres systèmes philosophiques. . Il est crucial de ne pas perdre de vue que la réalité conventionnelle et la réalité ultime ne sont pas deux points de vue sur le monde ni deux optiques différentes, et encore moins deux "niveaux" de réalité ou - comme on pourrait s'y attendre - deux types de réalités. Ce sont des objets qui existent et peuvent être connus. Les existants (yod pa) et les objets de connaissance (shes bya) sont équivalents - c'est-à-dire que tout ce qui est l'un est également l'autre. Étant donné que tout ce qui existe est un objet de connaissance, il s'ensuit que tout existant relève nécessairement de l'une ou l'autre des deux réalités. Les deux réalités ne sont pas confinées au domaine des idées et des abstractions, comme on pourrait le penser au vu d'expressions comme "le beau, le vrai et le bon" ou "la vérité prévaudra". On peut prendre n'importe quoi et se demander s'il s'agit d'une réalité conventionnelle ou d'une réalité ultime. Une table, par exemple, sera une réalité conventionnelle selon le système de la Voie médiane, le système de l'Esprit Seul et le système de la Grande Exposition, mais ce sera une réalité ultime pour les Adeptes du Raisonnement du système des Sutra. . En posant que les objets de connaissance sont la base de distinction en deux réalités, les maîtres guélougpa soulignent que les deux réalités sont connaissables, c'est-à-dire accessibles à la compréhension. Certains systèmes enseignent qu'il y a des réalités ou des mystères si profonds que notre esprit - aussi entraîné et purifié soit-il - ne pourra jamais les pénétrer. Mais selon le système guélouk, ce n'est pas le cas. Bien sûr, certaines choses des plus importantes, comme la vacuité, sont extrêmement difficiles à pénétrer et il y en a d'autres - comme les plus subtils détails de la relation entre une action spécifique et ses effets moraux - que seuls les bouddhas peuvent connaître. Il est cependant possible, avant d'être soi-même devenu un bodhisattva, de réaliser la vacuité la plus profonde, cette réalité ultime, par l'usage habile du raisonnement dans la méditation. En outre, tout être vivant peut et devrait aspirer à transformer son esprit en la sagesse omnisciente d'un bouddha, en un esprit qui connaît directement et simultanément tout ce qui existe - chaque réalité ultime et chaque réalité conventionnelle. Les deux réalités sont donc deux choses que l'on peut connaître et que l'on devrait souhaiter connaître. . L2: [Les systèmes philosophiques du petit véhicule] :L2 L3: [2. Le système de la Grande Exposition ou Vaibhasika (Abhidharmistes, réalistes, atomistes)] :L3 . -- 1. Présentation. L'importance des Abhidharma. -- 2. Les réalités conventionnelles: les formes et les assemblages. -- 3. Les réalités ultimes: les atomes et les instants de conscience. -- 4. L'absence de soi: un premier pas vers la vacuité. . L5: [1. Présentation générale] :L5 . Le "système de la Grande Exposition ou Vaibhasika" englobe approximativement les dix-huit sous-écoles qui ont émergé dans les siècles qui suivirent la mort du Bouddha. Les traditions diffèrent concernant le nombre de schismes qui eurent lieu, les dates auxquelles ils se sont produits et le nom de ces dix-huit écoles. Ce nom de système de la Grande Exposition semblerait indiquer que ces systèmes se réclament principalement de la Grande Exposition Détaillée (mâhavibhâsa), un recueil d'enseignements sur les sept Traités d'Abhidharma (La Connaissance Manifeste). Seules les écoles du système de la Grande Exposition considèrent que ces sept Traités d'Abhidharma furent enseignés par le Bouddha. En fait, les dix-huit écoles ne se fondent pas toutes sur la Grande Exposition détaillée et ce nom n'est qu'une désignation commode autour de laquelle on rassemble leurs affirmations. La Grande Exposition Détaillée ne fut pas traduite en tibétain avant la moitié du XXe siècle et doit encore faire son chemin dans l'approche tibétaine du système de la Grande Exposition. . Les présentations tibétaines de la doctrine du système de la Grande Exposition se sont donc fondées sur l'oeuvre de Vasubandhu, le Trésor de la Connaissance (Abhidharmakosa). . Selon la tradition tibétaine, -- Vasubandhu fut tout d'abord un adepte du système de la Grande Exposition (Vaibhasika), -- puis un Adepte du Raisonnement du système des Sutra (Sautrantika) -- pour finalement se convertir au système de l'Esprit Seul (Chittamatra). . Le texte racine de son Trésor de la Connaissance expose les principes du système Vaibhasika tandis que son commentaire reflète les principes des Adeptes du Raisonnement du système Sautrantika. . L5: [2. Les réalités conventionnelles] :L5 . La définition des deux réalités suivant le système Vaibhasika peut être tirée de ces strophes du Trésor de la Connaissance de Vasubandhu: . \ Si la conscience d'une chose n'opère plus après que cette chose \ Ait été détruite ou mentalement fragmentée en d'autres choses, \ Alors cette chose existe de manière conventionnelle, comme un pot ou de l'eau. \ Les autres existent ultimement9. . En conséquence, une réalité conventionnelle se définit comme: Un phénomène tel que s'il vient à être effectivement détruit ou mentalement décomposé, la conscience qui l'appréhende disparaît. . Notons que ceci ne fait que pousser plus loin l’idée selon laquelle les deux réalités sont des catégories des objets de connaissance en définissant la réalité conventionnelle par la façon dont sa destruction affecte une conscience. Bien que les deux réalités soient des objets (et non des points de vue subjectifs), cette définition fait ressortir la relation étroite qui unit l’esprit et ses objets. Thème qui prendra une importance croissante dans les systèmes philosophiques élevés. . Vasubandhu donne l’exemple d’une cruche : si elle est brisée en mille morceaux, l’esprit qui voit la cruche cesse d’exister. Un rosaire en est un autre exemple ; lorsqu’on regarde un rosaire, il y a là une conscience qui appréhende un rosaire. Cependant, si nous coupons le fil du rosaire, la conscience qui appréhende un rosaire disparaît : à la place, nous aurons une conscience appréhendant des perles. Qui d’entre nous n’a pas vu ces reportages où des gratte-ciels s’écroulent en quelques secondes à l’explosion de charges bien placées ? Quelques instants plus tôt il y avait un énorme immeuble de bureaux paraissant aussi vrai et solide que n’importe quoi, la minute d’après il ne reste plus qu’un pan de ciel au-dessus d’un tas de pierres. L’immeuble une fois démoli, les décombres ne sont plus un immeuble ; une fois le pot brisé, les tessons ne sont pas un pot ; une fois le rosaire défait, les perles ne sont pas un rosaire. Les consciences qui appréhendent un pot, un rosaire ou un immeuble cessent donc d’exister quand ces objets sont détruits. . Vasubandhu prend l’eau pour exemple d’une chose dont la destruction non pas physique mais mentale, par une décomposition en d’autres phénomènes, provoque la disparition de la conscience qui l’appréhende (l’exemple ici se rapporte spécifiquement à une masse d’eau dans sa globalité, comme celle qui pourrait être contenue dans un pot, et non aux « particules de substance » de type eau qui seront mentionnées dans la section qui suit concernant la vérité ultime). N’ayant pas à leur disposition les techniques de la science moderne (comme l’électrolyse ou la brumisation), les adeptes Vaibhasika ne pouvaient pas imaginer que l’on puisse scinder physiquement une masse d’eau en quelque chose qui ne soit plus appréhendé comme de l’eau. Si nous versons, donc, un peu d’eau hors du pot, nous verrons toujours de l’eau quand nous regarderons dans le pot. L’eau peut cependant être décomposée mentalement en ses qualités (odeur, goût, texture) – qui en elles-mêmes ne sont pas l’eau. L’eau est appréhendée comme telle grâce à la réunion de ces qualités et lorsqu’on les dissocie mentalement, la conscience qui appréhende l’eau cesse d’exister. . La réalité conventionnelle regroupe deux types de phénomènes : -- les formes et -- les assemblages. . Pour exemple des premières nous avons un pot, et pour exemple des seconds, l’eau. En réalité, tout ce qui est réalité conventionnelle doit aussi être un assemblage. Certains phénomènes de cet ordre seront en même temps des formes, comme par exemple un pot, tandis que d’autres, comme une masse d’eau, n’en seront pas. Quand la perception d’un phénomène dépend d’une forme, la destruction de cette forme entraîne la disparition de l’esprit qui l’appréhende : en fracassant un pot avec un marteau, nous éliminons la forme en fonction de laquelle un pot est perçu. Mais si la perception d’un phénomène ne dépend pas d’une forme, la conscience qui l’appréhende ne peut pas être éliminée par sa destruction. Dans de tels cas, seule la méthode consistant à décomposer mentalement l’objet peut être appliquée. . Quant à savoir pourquoi on qualifie un phénomène tel qu’un pot de « réalité conventionnelle » (kun rdzob tu yod, samvrti-satya), notons tout d’abord que le mot kun rdzob (samvrti) a trois sens différents : -- ce qui voile ou empêche la perception de la réalité, -- ce qui est interdépendant, et -- l’usage conventionnel du monde10. . En traduisant le terme kun rdzob par « réalité conventionnelle », nous suivons le troisième sens. Toutefois, le grand érudit mongol Ngawang Palden (Ngag dbang dpal Idan) avance que le second sens de kun rdzob, « ce qui est interdépendant », est plus approprié dans le cadre du système de la Grande Exposition ». Un pot est dit « réalité interdépendante » parce que lorsque les différentes formes d’un pot – ses côtés arrondis, son fond plat, etc. – s’assemblent en dépendance les uns des autres, l’affirmation « un pot existe là » est vraie. Ainsi, lorsqu’on parle de « réalité interdépendante » dans le système Vaibhasika, le terme « réalité » (bden pa, satya) fait simplement référence à l’existence d’un objet, ou à la véracité de l’affirmation de la présence d’un certain objet. . « Réalité conventionnelle », « existant de manière conventionnelle » (kun rdzob tu yod, samvrti-sat) et « existence imputée ou imaginaire » (btags yod, prajnapti-sat) sont équivalents dans le système Vaibhasika. . L5: [3. Les réalités ultimes] :L5 . Telle est la définition d’une réalité ultime : Un phénomène tel que s’il vient à être effectivement détruit ou mentalement décomposé, la conscience qui l’appréhende ne disparaît pas. . Pour exemple de cela, nous avons -- les particules dépourvues de parties d'ordre directionnel, -- les moments indivisibles de conscience -- et l'espace incomposé. . -- Pour comprendre ces exemples, nous devons nous plonger dans le monde de la théorie bouddhiste des particules. . Les adeptes du système Vaibhasika considèrent que les objets grossiers du monde matériel sont ultimement constitués de très subtiles particules dépourvues d'étendue. On les dit exemptes de parties d'ordre directionnel parce qu'elles n'ont ni côté est ni côté ouest, ni sommet ni base et ainsi de suite. Cependant, bien qu'exemptes de parties d'ordre directionnel, elles ne sont pas tout à fait dépourvues de parties, car chacune d'entre elles est l'agrégation de plusieurs "particules de substance". . Les particules de substance ne sont pas plus petites que ces conglomérats, car ni les uns ni les autres n'ont la moindre étendue. Néanmoins, si ces conglomérats peuvent exister de manière isolée, les particules de substance sont, elles, toujours associées à diverses autres particules de substance au sein d'un conglomérat. Dans notre dimension, le domaine du désir, ces agrégations comprennent au moins huit particules de substance: terre, eau, feu, air, forme, odeur, saveur et texture. Si un conglomérat fait partie du corps d'un être sensible, il sera doté d'une neuvième substance, la faculté sensible du corps. S'il fait partie de l'organe sensoriel de la vue, de l'ouie, de l'odorat ou du goût d'un être sensible, il bénéficiera d'une dixième substance correspondant à cette faculté sensorielle. Si le son y est présent, il y aura une onzième particule de substance: correspondant au son. Les particules de substance de l'odeur et de la saveur étant absentes du monde de la forme, on y trouvera des agrégations de particules constituées de seulement six particules de substance. . On a mis les adeptes du système Vaibhasika au défi d'expliquer comment des particules sans étendue peuvent s'assembler pour former des objets dotés d'une dimension spatiale. Pour toute réponse, ils affirment que tandis que chaque substance prise individuellement n'a pas la qualité de "résistance" ou "d'impénétrabilité" qui empêche deux choses de se trouver à la même place, les particules dépourvues de parties d'ordre directionnel ont cette qualité. Puisque, donc, deux conglomérats ne vont pas s'effondrer l'un dans l'autre pour occuper le même lieu, ils peuvent s'assembler pour former des objets matériels grossiers dotés de dimension spatiale. Mais on pourrait se demander comment huit particules de substance "dénuée de résistance" peuvent s'assembler pour former un conglomérat "résistant". . Une autre question se pose: ces agrégations dépourvues de parties d'ordre directionnel se touchent-elles lorsqu'elles s'assemblent pour constituer un objet qui prend de la place? Certains adeptes du système de la Grande Exposition diront que oui. Il semble toutefois impossible d'expliquer comment deux particules dépourvues de côté droit et de côté gauche peuvent se toucher sans occuper le même lieu, ce qui en soi exclut toute extension spatiale. Le sous-système kashmiri du système Vaibhasika soutient que les particules dépourvues de parties d'ordre directionnel ne se touchent pas entre elles, mais sont maintenues ensemble par l'espace. . Les adeptes du système Vaibhasika considèrent, de même, qu'un continuum de conscience est formé de moments atomiques de conscience indivisibles et "sans durée". . Les particules dépourvues de parties d'ordre directionnel et les plus subtils instants de conscience étant dépourvus de parties, que ce soit dans l'espace ou dans le temps, ils ne peuvent être décomposés ou mis en pièces de telle sorte que la conscience qui les appréhende disparaisse. En conséquence on les range dans la vérité ultime. Il apparaît que la majorité des érudits considèrent que dans le système Vaibhasika, à la fois les particules conglomérats dépourvues de parties d'ordre directionnel et les particules de substance relèvent de la vérité ultime. (À nouveau, ceci fait s'élever plusieurs questions qui ouvrent un autre champ d'investigations. Ne peut-on séparer mentalement les diverses substances d'un conglomérat dépourvu de parties d'ordre directionnel? Pourquoi cela ne provoque-t-il pas la disparition de la conscience qui appréhende ce conglomérat?) . Autre exemple de réalité ultime: l'espace incomposé. . Il ne s'agit pas là de l'espace qui apparaît lorsqu'on déplace un objet ou lorsqu'on creuse un trou ni de "l'espace intersidéral". Dans ces acceptions, le mot "espace" fait référence à quelque chose qui est impermanent et subordonné au positionnement d'objets. L'espace incomposé s'étend partout, il est le contexte dans lequel les objets matériels sont présents ou non. Inchangeant, il pénètre l'intégralité du monde matériel, on le définit comme simple absence de résistance au contact. Ngawang Palden explique que pour les adeptes du système Vaibhasika et du système Sautrantika, l'espace incomposé est dépourvu de parties12. Il n'y a, assurément, aucun moyen de le détruire physiquement. Même en tirant des lignes imaginaires pour le découper en plusieurs sections, ces sections ne seraient rien d'autre que de l'espace incomposé, et par conséquent la conscience appréhendant l'espace ne serait pas éliminée. . Vasubandhu donne comme autre exemple la forme (gzugs, rûpa). . Dans l'auto-commentaire de son Trésor de la Connaissance, il nous dit que "même si on la découpait en particules d'une extrême subtilité ou si on la décomposait mentalement en d'autres phénomènes, comme son goût, la conscience de la nature de la forme opérerait toujours13." Si l'on détruit une forme, les parties qui en résultent sont elles-mêmes des formes, donc la conscience qui appréhende la forme ne cesse pas d'exister. Même si l'on isole mentalement les qualités qui constituent une forme - c-à-d. son goût, son odeur, sa texture et ainsi de suite - la conscience qui appréhende la forme demeure parce que chacun de ces éléments est lui-même une forme. . Comme nous l'avons déjà dit, les deux réalités ne sont pas un thème de première importance dans les écrits du système Vaibhasika, et par conséquent, on n'y trouve pas de définition claire permettant de savoir à quelle réalité appartiennent la plupart des phénomènes. Nous ne disposons à ce sujet que de principes fondamentaux. Prenant appui sur ma compréhension, je voudrais livrer quelques idées concernant la façon dont ces principes pourraient s'appliquer à des exemples précis14. -- Premièrement, chacun des six agrégats (forme, sensation, discernement, facteurs de composition, conscience) relève de la réalité ultime. -- Deuxièmement, toute collection d'agrégats ou continuum de moments d'agrégats est de l'ordre de la "réalité interdépendante", parce que si on les décompose mentalement en leurs parties, il ne sont plus appréhendés comme une collection ou un continuum. -- Enfin, bien qu'une "particule de substance" sans parties relève de la réalité ultime, les particules-conglomérats dépourvues de parties d'ordre directionnel devraient être considérées comme des réalités interdépendantes puisqu'on peut les décomposer mentalement en un jeu de particules diverses. . Selon Ngawang Palden, -- le mot "ultime" (don dam, paramartha) dans l'expression "réalité ultime" (don dam bden pa, paramartha-satya) fait référence à quelque chose qui ne dépend pas de parties, -- et le mot "réalité" (bden pa, satya) à ce qui peut être connu par le raisonnement ou autrement15. . Il soulève la question des particules de substance qui, en un sens, sont interdépendantes puisque coexistant toujours avec au moins cinq autres particules de substance. Chacune reste cependant de l'ordre de la réalité ultime parce que l'esprit l'appréhende indépendamment des autres substances. Les autres particules de substance ne constituent pas ses parties, et elle n'est pas elle-même une attribution du groupe formé de particules de substance avec lesquelles elle coexiste. Plus exactement, elle existe de manière substantielle. Or, "substantiellement existant" (rdzas su yod, dravya-sat), "réalité ultime" et "ultimement établi" (don dam du grubpa, paramartha-siddha) sont ici équivalents. . L5: [4. L'absence de soi] :L5 . D'une manière générale, on dit que les deux systèmes philosophiques du Grand véhicule (le système Chittamatra et le système Madhyamika) se distinguent des deux systèmes philosophiques du Petit véhicule (le système Vaibhasika et le système Sautrantika) par le fait -- qu'ils exposent la vacuité ou insubstantialité des phénomènes, -- tandis que les systèmes inférieurs n'enseignent que l'inexistence du soi individuel. . Bien que les systèmes inférieurs admettent l'existence d'un chemin du bodhisattva (menant à la bouddhéité) en ce qui concerne quelques rares individus, ils s'attachent essentiellement à la libération du cycle des existences par l'atteinte de la condition moins pleinement éveillée d'un arhat. Les êtres sensibles sont pris au piège dans le cycle des existences du fait de certaines idées erronées concernant le soi individuel. Eu égard à cela, les adeptes du système Vaibhasika recommandent de méditer sur l'inexistence d'un soi individuel permanent, sans parties et indépendant. Treize des dix-huit sous-systèmes Vaibhasika considèrent cependant qu'il ne s'agit là que d'une approche grossière, le plus subtil étant de réaliser l'inexistence d'un soi individuel substantiellement existant ou autonome. . Les systèmes philosophiques du Grand véhicule exposent l'in-substantialité des phénomènes parce que c'est uniquement en réalisant la véritable nature de tous les phénomènes que l'on peut atteindre l'omniscience de la bouddhéité qui se manifeste à la fin de la Voie. L'omniscience dont il est ici question fait référence à une conscience qui réalise directement et simultanément les réalités ultimes et les réalités conventionnelles. Les bodhisattvas recherchent l'omniscience dans le but de parfaire et optimiser leur capacité à aider autrui. . Le fait que les adeptes du système Vaibhasika n'enseignent pas cette sorte d'omniscience pourrait nous amener à penser qu'il leur manque une présentation complète de l'insubstantialité des (tous) phénomènes (sans exception) du type de celle du Grand véhicule. Cependant, comme l'a fait remarquer Guéshé Palden Dragpa, il semble qu'une présentation de l'insubstantialité des phénomènes soit implicite dans l'examen qui nous montre, par exemple, qu'un pot ou une masse d'eau n'ont qu'une existence imputée en ce sens qu'ils ne sont appréhendés qu'en fonction de la réunion de certaines formes et parties16. . Cette présentation des deux vérités donne plus de réalité au message selon lequel nous avons une forte prédilection à attribuer, autant à nous-mêmes qu'à notre corps et aux objets que nous rencontrons, une sorte d'unité grossière. Nous ne réfléchissons pas au fait que ces phénomènes sont désignés sur la base de l'agrégation de parties. En conséquence, notre esprit leur attribue une solidité et une substantialité qu'ils n'ont pas. Les réalités conventionnelles du système Vaibhasika sont sujettes à la désintégration, mais dans notre ignorance nous les appréhendons comme inchangeantes et permanentes. Nous les prenons à tort pour des réalités indépendantes, quand en fait elles dépendent de l'agrégation d'éléments divers. Toutes ces méprises nous amènent à être affligés d'émotions, comme le désir et la haine, qui à leur tour motivent les actes qui nous piègent dans un cycle de souffrance. . Les yogis perçoivent les particules de substance les plus subtiles et les instants de conscience indivisibles. . Selon le système Vaibhasika, ils éradiquent par là l'idée erronée d'un soi permanent, sans parties et indépendant tout autant que celle d'un soi substantiellement existant, pour finalement atteindre le nirvana qui est véritable cessation. . La Grande Exposition Détaillée répertorie une multitude d'opinions différentes sur la façon dont les deux réalités sont reliées aux quatre nobles vérités, mais la présentation guélougpa du système Vaibhasika range sans hésiter le nirvana dans la réalité ultime. Ceci non pas parce que le nirvana est l'objet ultime de la voie, mais simplement parce qu'il répond à la définition de la réalité ultime donnée plus tôt. Tandis que la distinction entre réalité ultime et réalité conventionnelle dénote une préférence pour la première, aucun des quatre systèmes philosophiques ne considère que l'expression "réalité ultime" fait référence au but ultime du chemin. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L3: [3. Le système des Sutra ou Sautrantika [surtout les Adeptes du Raisonnement selon Le Commentaire au "Compendium de Connaissance Valide" (de Dignaga) par Dharmakirti] :L3 . -- Présentation. -- Équivalences et exemples: les termes qui désignent la réalité ultime et la réalité conventionnelle. -- La connaissance conceptuelle. La naissance d'une logique ou épistémologie bouddhique. -- La perception directe, où les phénomènes sont perçus dans leur réalité efficiente. -- Définitions: substances efficientes impermanentes et idées génériques permanentes. -- L'inexistence du soi de la personne, simple désignation sur la base des agrégats. -- Conclusion: Le Sautrantika, une préparation à la vue du Madhyamika. . L5: [1. Présentation [guélougpa du système Sautrantika] :L5 . La présentation que les Guélougpa font des deux réalités dans le système des Sutra ou Sautrantika peut paraître étrange au premier abord, surtout quand ils affirment que les objets ordinaires comme les tables et les chaises sont des réalités ultimes, tandis que la vacuité ou l'insubstantialité qui doit être réalisée sur le chemin serait une réalité conventionnelle. Beaucoup de non-guélougpa, au Tibet comme en Occident, ont donné des interprétations radicalement différentes du système Sautrantika17. . Cependant, l'approche guélougpa de ce système introduit plusieurs concepts cruciaux - comme la relation entre la perception directe et la pensée conceptuelle - qui sont repris dans la présentation guélougpa du système de la Voie médiane ou Madhyamika. En fait, les principes du système Sautrantika constituent la base du cursus d'étude des collèges monastiques guélouk. Avant d'aborder l'étude des systèmes supérieurs, les moines vont traditionnellement passer plusieurs années à étudier la logique, la psychologie et l'épistémologie du système Sautrantika. Par conséquent, quiconque veut comprendre l'approche guélougpa du système de la Voie médiane doit comprendre la présentation guélougpa du système Sautrantika. . Tous les systèmes philosophiques bouddhistes se fondent sur les sutra bouddhistes. Mais le système des Sutra ou Sautrantika, comme son nom l'indique, insiste sur le fait que ses principes dérivent exclusivement de textes dont il reconnaît l'authenticité en ce domaine. En effet, contrairement au système Vaibhasika, le système Sautrantika ne considère pas les Sept Trésors de la Connaissance (Chos mngon pa, Abhidharma) comme la parole du Bouddha. Et du point de vue des Sautrantika, les sutra du Grand véhicule (Mahayana) ne furent pas non plus enseignés par le Bouddha18. . Le système Sautrantika se divise en deux principaux sous-systèmes: -- les Adeptes des Écritures -- et les Adeptes du Raisonnement. . Le point de vue des Adeptes des Écritures est résumé dans le Commentaire au Trésor de la Connaissance Manifeste de Vasubandhu, dont la présentation des deux vérités est parfaitement en accord avec celle du système Vaibhasika. . Puisque nous venons d'exposer ce système, la section présente traitera principalement de la manière dont les Adeptes du Raisonnement du système des Sutra présentent les deux vérités. Pour plus de simplicité, nous utiliserons ici les termes "système Sautrantika" pour désigner les Adeptes du Raisonnement de ce système. Le Commentaire au "Compendium de Connaissance Valide" (de Dignaga) par Dharmakirti constitue la plus importante des sources originales de ce système. . L5: [2. Équivalences et exemples] :L5 . Tout ce qui existe est soit de l'ordre de la réalité ultime soit de l'ordre de la réalité conventionnelle. Rien ne peut relever des deux à la fois. Pour avoir une première idée de ce que sont les deux réalités dans l'école Sautrantika, voyons quels phénomènes leur sont équivalents19. . Les termes suivants nous donnent les équivalents de la "réalité ultime": -- chose efficiente (dngos po) -- phénomène impermanent (mi rtag pa) -- phénomène caractérisé de manière spécifique (rang mtshan) -- objet apparent de la perception directe (mngon sum gyi snang yul) -- ce qui est vraiment établi (bden grub) -- ce qui existe de manière ultime (don dam par yod) . La réalité ultime est coextensive à chacun de ses équivalents. Ceci signifie par exemple que toute chose efficiente est nécessairement de l'ordre de la réalité ultime et que tout ce qui relève de la réalité ultime est nécessairement efficient. . Dans la désignation "phénomène impermanent", "impermanent" ne signifie pas simplement que la chose finira par cesser, mais qu'elle change et se désintègre d'instant en instant. Pour exemple de réalité ultime, nous aurons les tables, les chaises, les maisons, les personnes, les pots, les petites particules, etc. . Les termes suivants donnent les équivalents coextensifs à la "réalité conventionnelle": -- phénomène inefficient (dngos med) -- phénomène permanent (rtag pa) -- phénomène caractérisé de manière générale (spyi mtshan) -- objet apparent d'une conscience d'ordre conceptuel (rtog pa'i snang yul) -- ce qui est faussement établi (brdzun par grub pa) -- ce qui existe conventionnellement (kun rdzob tu yod) . Comme exemple de réalité conventionnelle, nous aurons l'idée ou image générique d'une table, l'espace incomposé, qui est simple absence de résistance au contact, et l'absence d'existence substantielle de la personne. . L5: [3. La connaissance conceptuelle] :L5 . L'interprétation que font les Guélougpa du système des Adeptes du Raisonnement de l'école Sautrantika nous dit que la distinction entre les deux réalités est étroitement liée à la distinction entre -- connaissance conceptuelle (rtog pa, kalpanâ) et -- perception directe (mngon sum, pratyaksa). . Pour être exact, -- les "objets apparents" des consciences d'ordre conceptuel sont toujours des réalités conventionnelles, -- tandis que les objets apparents de la perception directe sont toujours des réalités ultimes. . Par conséquent, afin de comprendre les deux réalités dans ce système, on doit comprendre la distinction entre -- conceptualisation -- et perception directe. . Pour chaque conscience, nous pouvons distinguer deux types d'objets: -- les objets apparents (snang yul) et -- les objets d'engagement ('jug yul). . Pour une conscience d'ordre conceptuel, l'objet apparent et l'objet d'engagement sont complètement différents. Par exemple, dans le cas d'une conscience qui appréhende une table, l'objet d'engagement, ce qui est saisi ou ce avec quoi elle entre en contact est simplement une table. Cependant, pour cette conscience, l'objet apparent, n'est pas la table elle-même mais une image évoquant l'idée d'une table, une image coupée des détails qui apparaissent dans toute leur richesse à la perception directe. La conscience d'ordre conceptuel qui appréhende une table ne dispose que d'une "apparence" de table, isolée des qualités particulières qui vont toujours avec une table - comme sa couleur, sa forme, son impermanence, son existence et ainsi de suite. . Il y a plusieurs types de consciences d'ordre conceptuel. -- La conscience mémorielle, -- la conscience qui imagine et visualise, -- la conscience qui doute, -- les spéculations intellectuelles, -- la compréhension conceptuelle dérivée du raisonnement méditatif, -- les idées fausses empreintes d'une profonde ignorance qui emprisonnent les êtres sensibles dans le cycle des existences -- et les consciences ordinaires qui pensent aux tables, aux chaises ou aux crèmes glacées: toutes sont des consciences d'ordre conceptuel. -- Bien que fort disparates, elles se ressemblent dans leur incapacité à percevoir toutes les caractéristiques ou qualités spécifiques (couleur, forme, impermanence, etc.) de leurs objets d'engagement. . Les consciences d'ordre conceptuel sont qualifiées "d'engagement par élimination" (sel jug) parce qu'elles entrent en contact avec leurs objets de manière indirecte, c'est-à-dire en éliminant tout ce qui n'est pas l'objet lui-même. Lorsque tout ce qui est autre que "table" a été éliminé, il ne reste bien sûr ni chaise, ni montre, etc., mais ont été aussi éliminés la couleur, l'impermanence de la table et ses autres caractéristiques ainsi que tous les spécimens singuliers de tables, parce que ces qualités et ces spécimens ne sont pas identiques à "table". Cependant, quand une table a été mentalement dépouillée de toutes ses caractéristiques spécifiques et qu'une image mentale en a été formée isolément, ce qui reste n'est pas une table, mais une "construction mentale" du contraire-de-ce-qui-n'est-pas-table. Telle est l'idée ou l'image générique relativement abstraite de "table" qui apparaît à une conscience d'ordre conceptuel qui appréhende une table. C'est un phénomène dont les caractéristiques sont générales parce que, au contraire d'une table, il n'est pas fait de bois, etc., et par conséquent n'est pas établi de par ses propres caractéristiques. Il lui manque les détails et les qualités que toute table possède en propre. . Bien que ce processus puisse sembler incroyablement pesant, il se déroule sans effort - quasiment automatiquement - dès que nous pensons à un objet qui nous est familier. L'apprentissage de ce que nous ne connaissons pas ou ne pénétrons pas déjà - comme la vacuité -, revient à créer et affiner progressivement une nouvelle idée ou image générique. . Lorsque l'esprit, par exemple, pense à une crème glacée et se la rappelle, le cornet de glace est l'objet d'engagement, et l'image générique d'un cornet l'objet apparent. L'image générique du cornet de glace apparaît à cette conscience d'ordre conceptuel comme s'il s'agissait vraiment d'un cornet de glace. Normalement, bien sûr, nous ne sommes jamais égarés au point de penser: "Cette image de cornet de glace qui m'apparaît est un vrai cornet de glace". Et pourtant, la pensée conceptuelle utilise ces images abstraites et les manipule comme s'il s'agissait réellement des objets représentés. Autrement dit, tout concept (quelle que soit sa pertinence) contient en lui une part d'erreur, parce que les images symboliques qui représentent les objets lui apparaissent comme de véritables objets. . On compare ce type d'apparence illusoire à la façon dont on peut prendre le reflet d'un visage dans un miroir pour le visage lui-même. On obtient des informations fort intéressantes sur son visage quand on permet à ses sens de se laisser abuser ainsi superficiellement. De la même manière, et c'est un fait essentiel dans la présentation guélougpa de la Voie, les consciences d'ordre conceptuel sont un moyen de connaissance valide de leurs objets d'engagement, malgré le caractère erroné de leur perception. Qui plus est, contrairement à la perception directe - qui dans l'école Sautrantika ne peut appréhender que des phénomènes impermanents - une conscience d'ordre conceptuel peut appréhender tous les types de phénomènes. . Les idées ou images génériques sont permanentes, c'est-à-dire qu'elles ne changent pas d'instant en instant et ne sont pas sujettes à la désintégration. Elles ne durent pas plus longtemps que la conscience à laquelle elles apparaissent, mais dans ce laps de temps elles ne se modifient pas d'un instant à l'autre20. Tous les phénomènes permanents (à savoir les idées ou images génériques, l'espace incomposé, etc.) sont des réalités conventionnelles. Ici, les termes que l'on traduit par "réalité conventionnelle" (kun rdzob bden pa, samvrti-satya) signifient en fait "réalité pour une conscience obscurcie" et, dans ce contexte, "conscience obscurcie" désigne toutes les consciences d'ordre conceptuel. On dit d'une conscience d'ordre conceptuel qu'elle est "obscurcie", parce que les caractéristiques spécifiques des phénomènes impermanents lui sont voilées. Voilées en ce sens qu'elle ne peut pas expérimenter toute la richesse de leur complexité. Par exemple, quand une conscience d'ordre conceptuel prend pour objet d'engagement une table donnée, elle est par nature incapable d'expérimenter toutes les caractéristiques qui lui sont propres. À la place de cela, elle aura pour objet apparent l'idée ou l'image générique abstraite d'une table. . Tel est le type d'abstraction qui vient à l'esprit d'un français qui entend le mot "table". La conscience d'ordre conceptuel des êtres doués de langage associe fréquemment une image générique au phonème correspondant. Mais la pensée conceptuelle n'en nécessite pas pour autant une capacité linguistique. Il est certain, par exemple, que les animaux disposent d'images génériques pour se représenter des phénomènes tels que "nourriture" et "danger" - même s'ils n'ont pas de mots à associer à ces significations. Et les êtres doués de langage ont également certaines consciences dépourvues de tout élément linguistique. Einstein ne disait-il pas qu'il pouvait penser sans langage? (Serait-ce là ce que nous appelons "intuition"?) . L5: [4. La perception directe] :L5 . Voyons à présent le fonctionnement des consciences d'ordre non conceptuel dites de "perception directe". On dit que les phénomènes impermanents (ceux qui se désintègrent instant après instant) sont des réalités ultimes, parce qu'ils sont réels pour les consciences ultimes. Ce qui signifie qu'ils existent pour la perception directe, à laquelle ils apparaissent intégralement. Ici, "consciences ultimes" désigne toute perception directe - non seulement la réalisation directe des yogis, mais aussi celle des consciences des sens ordinaires en bon état de fonctionnement qui perçoivent des tables, etc. . Lorsqu'une conscience visuelle perçoit directement une table, la table est à la fois l'objet apparent et l'objet d'engagement. . Il n'y a pas d'objet apparent autre que la table perçue par la conscience visuelle. Ceci signifie que, dans la perception directe, le singulier table est appréhendé via son apparence brute. La table apparaît en présentant son aspect à la conscience qui prend alors cet aspect. En un sens, la conscience visuelle qui perçoit directement une table est comme un miroir qui prend la semblance exacte de cette table particulière avec toutes ses caractéristiques propres - comme sa couleur, sa forme, ses dimensions, son impermanence, etc. Or, seul un phénomène aux caractéristiques propres (donc une vérité ultime, c.-à-d. un phénomène impermanent) peut présenter un aspect à une conscience, et par conséquent seules les vérités ultimes peuvent être formellement réalisées dans une perception directe. . Une réalité ultime telle qu'une table apparaît complètement à la conscience visuelle qui l'appréhende directement parce qu'elle lui apparaît pourvue de toutes ses qualités ou caractéristiques particulières, telles sa couleur, sa taille, etc. La perception directe est appelée "engagement collectif" ou "engagement holistique" (sgrub 'jug) parce qu'elle prend contact avec ses objets au travers de l'apparition collective de tous les détails qui forment une seule et même entité substantielle avec l'objet, ou "font partie intégrante" de lui. Une table apparaît à une conscience visuelle dans toute son individualité. Chacune des qualités qui lui sont spécifiques apparaissent à cette conscience visuelle, y compris le fait qu'elle se désintègre à chaque instant. . Il est cependant très important de se rappeler que la perception directe ne va pas nécessairement vérifier tous ces détails ni même les remarquer. Bien que l'impermanence subtile d'une table (c.-à-d. sa propriété de se désagréger d'instant en instant) apparaisse, elle n'est pas remarquée ou vérifiée par une conscience visuelle ordinaire qui appréhende une table. La simple manifestation de l'impermanence n'est d'aucune aide sur la voie si elle n'est pas comprise. Pour réaliser l'impermanence subtile dans une perception directe, il faut d'abord en avoir pris conscience conceptuellement par inférence. Et la présentation guéloug de l'école Sautrantika devance sur un point particulièrement vital celle de l'école de la Voie médiane: malgré le caractère déficient de l'approche conceptuelle, la compréhension obtenue au moyen d'un raisonnement circonspect est un tremplin indispensable à l'atteinte de la perception directe yogique. . Une lecture attentive de l'exposé qui vient d'être fait sur les consciences d'ordre conceptuel et la perception directe nous donnera une idée de la manière dont sont équivalents -- les phénomènes permanents, -- les réalités conventionnelles, -- les objets apparents des consciences d'ordre conceptuel et -- les phénomènes aux caractéristiques générales. . Voyons maintenant comment les Guélougpa définissent les deux vérités dans le contexte du système de l'école Sautrantika. . L5: [5. Définitions (en fonction de son efficience ou non, ou en fonction d’une simple désignation d'une conscience d'ordre conceptuel ou non)] :L5 . Dans son Commentaire au Compendium de Connaissance Valide (de Dignaga), Dharmakirti dit: ~ Ce qui est, ultimement, doué d'efficience existe ici [dans ce système] de manière ultime; le reste [les phénomènes qui ne sont pas ultimement doués d'efficience] existe de manière conventionnelle. On décrit ainsi les phénomènes aux caractéristiques particulières et ceux qui ont des caractéristiques générales.21 . Certains érudits guélougpa s'inspirent de ce passage davantage pour définir les phénomènes aux caractéristiques spécifiques ou générales que pour donner une définition des réalités ultimes et conventionnelles. . Mais d'autres (comme Pourboudjok [Phur bu Icog] et Jamyang Chokla Oser ['Jam dbyang phyogs lha 'od zer]) définissent ainsi la réalité ultime: ~ Ce qui est, de manière ultime, doué d'efficience. . On définit ici les réalités conventionnelles: ~ comme des phénomènes non ultimement doués d'efficience. . Que signifie "capable de remplir une fonction" ou doué d'efficience22? Les réalités ultimes (les phénomènes impermanents) peuvent agir comme des causes, c'est-à-dire peuvent produire des effets. Comme elles se désintègrent d'un instant à l'autre, elles peuvent être à l'origine de phénomènes l'instant suivant. Par exemple, un instant donné d'une flamme pourrait produire l'instant de flamme suivant dans ce continuum; le dernier instant de la flamme produira l'effet de la fumée. . Il existe en outre une seconde sorte de fonction qui peut être remplie par n'importe quelle réalité ultime, et qu'aucune réalité conventionnelle ne peut remplir: causer la production d'une conscience visuelle qui la perçoive directement. À l'inverse, une réalité conventionnelle - qui est un phénomène permanent, statique - ne peut remplir une fonction ni produire un effet. Elle ne change pas instant après instant et ne peut produire une conscience visuelle qui l'appréhenderait. . Les images mentales et autres réalités conventionnelles n'existent pas à la manière des choses réelles efficientes. Elle ne peuvent être la cause de consciences parce qu'elles sont, en fait, de simples constructions ou désignations de l'intellect. Cette compréhension est le fondement d'une autre approche guélougpa pour définir les deux réalités dans ce système. . Ngawang Palden (Ngag dbang dPal Idan), par exemple, définit une réalité conventionnelle comme: ~ Un phénomène établi comme la simple désignation d'une conscience d'ordre conceptuel. . et définit une réalité ultime comme: ~ Un phénomène qui existe de lui-même, sans être simplement désigné par une conscience d'ordre conceptuel23. . Un phénomène impermanent comme une table répond à cette définition de réalité ultime parce qu'il a son propre mode d'existence, en dehors de toute désignation intellectuelle. Une table est une réalité ultime, quelque chose qui existe de manière ultime, parce qu'elle est le produit de causes et de conditions, et non une simple désignation produite par la pensée, et parce qu'elle peut offrir ses caractéristiques uniques et spécifiques à la conscience qui la perçoit. . À l'inverse, les phénomènes permanents comme les représentations génériques et l'espace incomposé, sont des réalités conventionnelles parce qu'ils ne sont pas le produit de causes et de conditions, ne sont que des désignations conceptuelles et n'ont pas de caractéristiques propres qui puissent apparaître à une perception directe. Ils n'existent que de manière conventionnelle ou n'ont qu'une existence imputée (btags yod). . Il faut toutefois noter que même les choses qui n'ont qu'une existence imputée existent. Être une simple désignation ne signifie pas ne pas exister et être seulement imaginaire. Prenons l'exemple des cornes du lièvre. Elles n'existent pas comme simple désignation d'une conscience conceptuelle parce qu'elles n'existent pas du tout. D'un autre côté, dans l'esprit de celui qui imagine les cornes du lièvre, il y a une idée de cornes de lièvre. Cette idée existe; elle existe comme la simple désignation d'une conscience conceptuelle. Dans la présentation guéloug de l'école Sautrantika, les choses qui ne sont que des désignations existent tout de même. . Nous verrons plus loin que dans le système le plus élevé, celui des conséquentialistes de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika), tous les phénomènes sont considérés comme une simple désignation conceptuelle - même ceux qui sont doués d'efficience. . L5: [6. L'inexistence du soi personnel] :L5 . Selon le système Sautrantika, sortir du cycle des existences dépend de la réalisation que la personne est dépourvue d'existence substantielle, dans le sens d'être autonome ou de se suffire à elle-même. Les personnes sont des phénomènes impermanents et, par conséquent, des réalités ultimes. Elle ont la capacité de produire des effets et peuvent présenter leurs aspects spécifiques à une perception directe. Cependant, contrairement à nombre d'autres réalités ultimes, les personnes ne se suffisent pas à elles-mêmes parce qu'on ne peut pas les connaître sans connaître une partie de l'esprit ou du corps à partir desquels on les désigne. En gros, il manque à une personne à la fois la "substance" matérielle du corps et la "substance" psychique de la conscience. On désigne la personne sur la base de certains agrégats de l'esprit et (ou) de la matière, et donc toutes ses fonctions, y compris le fait de présenter un aspect à la perception directe qui l'appréhende, dépendent du fonctionnement de ces agrégats. . La conscience ignorante qui se trouve être à la racine de la souffrance au sein du cycle des existences est une conscience qui pense que la personne existe de façon substantielle et autonome. Selon l'école Sautrantika, c'est seulement la personne qui est l'objet de cette méprise innée. Le yogi qui applique ce système cherche par conséquent à engendrer une conscience toute entière faite de sagesse, qui réalise que la personne n'existe pas d'elle-même et est dépourvue d'existence substantielle. . Il est cependant impossible qu'un être perçoive directement une telle vacuité de manière explicite, parce que la vacuité est un phénomène incomposé et permanent. La vacuité est donc une réalité conventionnelle; c'est un phénomène aux caractéristiques générales. Comme il lui manque des caractéristiques propres et d'ordre singulier qui puissent apparaître à la perception directe, elle ne peut être connue directement. C'est pourquoi, l'école Sautrantika maintient que la conscience ultime de sagesse est une perception directe qui connaît directement et de façon explicite les agrégats physiques et mentaux, de telle manière qu'elle réalise implicitement l'absence d'une personne douée d'autonomie par rapport à ces agrégats. . L5: [7. Conclusion [le Sautrantika, une préparation à la vue du Madhyamika] :L5 . De bien des façons, la présentation guéloug de l'école Sautrantika prépare l'esprit à l'étude de l'école Madhyamika ou Voie médiane. Elle aborde des sujets que nous ne couvrirons pas ici - les phénomènes positifs (sgrub pa, vidhi) et négatifs (dgag pa, pratisedha), "généralité et particularité" (bye brag, visesa), l'utilisation de signes logiques (rtags, linga) dans le raisonnement méditatif - mais on pourra déduire les points les plus importants de ce qui vient d'être expliqué. . L6: [Introduction aux deux types de consciences] :L6 . Premièrement, l'école Sautrantika introduit l'idée que les deux réalités sont des objets relatifs à deux types de conscience: les consciences d'ordre conceptuel et les perceptions directes. Bien que les consciences d'ordre conceptuel ne fournissent pas toujours une connaissance valide (tshad ma, pramâna), en général ces consciences et les perceptions directes sont capables de connaître leurs objets de façon juste. L'idée que les deux réalités constituent deux sphères d'objets apparaissant chacune à un type particulier d'esprit, sans que l'autre type d'esprit ne l'invalide, est extrêmement importante dans la présentation guéloug de l'école de la Voie médiane. C'est une clé pour comprendre pourquoi les Guélougpa insistent sur le fait que les deux réalités sont logiquement compatibles et non un paradoxe transcendant. Chacune des deux réalités représente un certain type d'objet pour un certain type d'esprit, et aucune n'exclut l'autre. Dans le système de la Voie médiane, les deux réalités sont des objets découverts par une connaissance conventionnelle et une connaissance ultime valide, tandis que dans le système Sautrantika, elles sont les objets apparents des consciences d'ordre conceptuel et des perceptions directes. Malgré son caractère approximatif, ce parallèle vaut la peine d'être signalé. La présentation guélougpa du système Sautrantika instille probablement une confiance fondamentale dans la compatibilité des deux réalités chez les étudiants, ce qui fournit une base pour l'étude des deux réalités dans le système de la Voie médiane. . L6: [L’utilité de la conceptualisation pour la réalisation des objets subtils comme l’impermanence – d’abord conceptuellement, puis directement] :L6 . Deuxièmement, c'est dans le contexte du système Sautrantika que les Guélougpa introduisent les étudiants à l'idée que la conceptualisation, loin d'être une ennemie, est un outil absolument indispensable sur la voie de la libération. Par exemple, le système Sautrantika considère que l'impermanence subtile d'une table apparaît déjà à la conscience visuelle ordinaire qui perçoit directement la table; toutefois, cette impermanence n'est pas remarquée et par conséquent nous prenons à tort la table pour une chose qui demeure la même d'un instant à l'autre. Afin de pouvoir réaliser l'impermanence de la table dans une perception directe, il faut d'abord se persuader intellectuellement que la table change d'instant en instant. Commençant par un doute (thé tshom), celui de soupçonner que la table puisse réellement changer d'instant en instant, la méditation sur l'impermanence de la table conduit progressivement à une profonde certitude, la supposition correcte (yid dpyod) que la table est impermanente. Poussée encore plus loin, cette méditation mène à la certitude inférentielle parfaitement valide (rjes dpag tshad ma) que la table est impermanente. Du premier soupçon à la certitude finale, toutes ces prises de conscience sont d'ordre conceptuel. En méditant ainsi de manière répétée sur l'impermanence subtile, on s'y accoutume de plus en plus -jusqu'à pouvoir enfin la réaliser dans une perception directe. . La conceptualisation est donc d'abord brandie telle une épée contre une idée fausse, puis abandonnée lorsque cette dernière a été réfutée. . Cette approche trouve son écho dans les descriptions guéloug de la manière dont on réalise la vacuité dans l'école de la Voie médiane. Tsong Khapa (Tsong kha pa) insiste sur le fait qu'il ne suffit pas de se réfugier dans une transe dépourvue de concepts où l'idée d'existence inhérente (et toute autre conscience d'ordre conceptuel) a été temporairement supprimée. On doit d'abord se servir de méditations conceptuelles pour identifier et réfuter par la logique l'idée d'une existence inhérente. . L6: [Ramène à égalité le statut des parties et des ensembles] :L6 . Troisièmement, le système Sautrantika ramène les parties et les ensembles à égalité - à l'inverse de l'école Vaibhasika. Comme nous l'avons vu plus haut, le système Vaibhasika accorde une réalité ultime aux choses qui ne peuvent être réduites à des parties qui constitueraient un autre phénomène. Ce qui signifie en gros que les parties irréductibles sont véritablement réelles, tandis que les ensembles ou composés formés de ces parties n'ont qu'une réalité conventionnelle. L'interprétation guéloug du système Sautrantika soutient au contraire que même des ensembles grossiers de particules - les chaises, les tables, etc. - existent au sens ultime, car ce sont des objets apparents de la perception directe. Anne Klein a souligné le fait que l'une des particularités de la version guéloug du système Sautrantika est que (contrairement au système Vaibhasika et aux présentations non guéloug du système Sautrantika) elle prépare l'esprit à aborder la vision de l'école de la Voie médiane qui ramène à égalité le statut des parties et des ensembles24. Il n'y a pas de particules sans parties ni d'éléments irréductibles dans le système de la Voie médiane. Les parties ne sont pas plus réelles que les ensembles, ni ces derniers plus réels que les parties parce que tous les phénomènes n'existent que de manière conventionnelle. . L6: [Introduisant l'idée que quelque chose peut exister même en étant simplement désigné conceptuellement] :L6 . D'autre part, le système Sautrantika contribue à préparer l'esprit à l'étude du système conséquentialiste de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika) en introduisant l'idée que quelque chose peut exister même en étant simplement désigné conceptuellement. Par exemple, s'étant fait à l'idée que la fort précieuse absence de soi de la personne est "une simple désignation conceptuelle", l'étudiant ne commettra pas l'erreur de présumer que la phrase "simple désignation conceptuelle" se réfère à ce qui semble seulement exister et n'existe en fait pas du tout. Voilà une vaccination précieuse contre le danger de tomber dans le nihilisme lorsque plus tard on étudiera les doctrines de l'école Madhyamika ou Voie médiane, qui disent que tous les phénomènes ne sont que de simples désignations conceptuelles. . L6: [Défi à l’idée que des vérités conventionnelles peuvent être fonctionnelles] :L6 . Enfin, l'école Sautrantika insiste sur le fait que les choses ne peuvent fonctionner (c'est-à-dire avoir une efficience, agir comme cause) que si elles existent au sens ultime, par elles-mêmes, et non comme de simples désignations conceptuelles. Cette affirmation tout à fait contraire à la vue de l'école conséquentialiste de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika) est comme une cible dressée par les enseignants guélougpa dans l'esprit des étudiants. Elle attire en effet l'attention sur un aspect de notre mode de pensée inné et mondain qu'elle sort de l'ombre. Quand viendra plus tard le moment d'étudier l'école de la Voie médiane, ses arguments plus élevés trouveront une cible claire et bien définie à détruire. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L2: [4. Les systèmes philosophiques du Grand véhicule] :L2 . -- 1. Généralités. -- 2. Les deux réalités en tant qu'entité unique, ou la vacuité comme nature ultime des phénomènes. . L5: [1. Généralités] :L5 . L'éminemment influente oeuvre d'Atisha, La Lampe sur la voie, sépare les individus en trois groupes suivant leurs capacités25. -- Les personnes de moindre capacité se soucient principalement de leur bien-être, de leur confort et de leur plaisir de façon temporaire, au sein du cycle des existences. Profondément attachées à l'existence cyclique, elles ne souhaitent pas l'abandonner. Certaines d'entre elles recherchent le plaisir en cette vie au moyen de techniques non religieuses ou qui n'ont de religieux que le nom; d'autres, les plus inférieurs des véritables pratiquants religieux, comptent sur les pratiques religieuses pour leur assurer une bonne renaissance dans le futur. Les personnes de capacité inférieure n'ont pas encore rencontré une voie qui puisse conférer la libération. -- À l'inverse, les personnes de capacité moyenne cherchent essentiellement à se libérer du cycle des existences. Elles se sont détournées de l'existence cyclique et leur coeur aspire au nirvana. Cependant, le chemin qu'elles suivent est un véhicule inférieur (Hinayana) parce que, principalement soucieuses de leur propre bien-être, elles ne se chargent pas du fardeau de sauver tous les êtres. -- Les personnes de grande capacité, au contraire, entreprennent avec altruisme d'apporter le bonheur à tous les êtres. Lorsqu'elles réalisent qu'il est possible de devenir soi-même un bouddha et qu'elles comprennent que les pouvoirs d'un bouddha les rendront capables d'apporter la meilleure aide possible aux autres, elles décident de pratiquer aussi longtemps qu'il sera nécessaire pour atteindre la bouddhéité, pour le bien de tous les êtres. Cette résolution est le voeu d'un bodhisattva, et ceux qui ont cette aspiration sont entrés sur une voie du Grand véhicule (Mahayana). . La distinction en véhicule inférieur ou supérieur fait donc référence à deux types de voies. -- Les voies des véhicules inférieurs sont motivées par le souhait de quitter le cycle des existences et culminent dans un état de libération paisible et solitaire. -- Les voies du Grand véhicule sont motivées par une vaste compassion pour tous les êtres et culminent en l'état parfait d'un bouddha omniscient empli de félicité. . Cependant, comme nous l'avons souligné au tout début de cet ouvrage, il y a aussi une distinction entre : -- les systèmes philosophiques des véhicules inférieurs -- et les systèmes philosophiques des véhicules supérieurs. . Il ne faut pas confondre ces deux types de distinction entre le Petit véhicule et le Grand véhicule. -- Pour nous résumer, les voies du Petit véhicule et celles du Grand véhicule se distinguent par leur motivation, leur aspiration. -- Les systèmes philosophiques des petit et grand véhicules ne se distinguent pas par leur motivation mais par leur vue de l'absence de soi ou vacuité. . Contrairement aux systèmes philosophiques du Petit véhicule, -- qui ne prêchent que l'absence de soi de la personne, . les systèmes philosophiques du Grand véhicule -- enseignent que la réalité la plus profonde, le type d'absence de soi le plus subtil et le plus important est une absence de substantialité, ou vacuité, qui est le propre de tous les phénomènes. -- Ils soutiennent que le bodhisattva doit s'exercer à une méditation sur la vacuité de tous les phénomènes motivée par l'altruisme, se préparant ainsi à l'omniscience de la bouddhéité. Certains systèmes du Grand véhicule considèrent que les pratiquants du Petit véhicule ne réalisent pas du tout la profonde vacuité des phénomènes et sont par conséquent incapables de surmonter les obstacles à l'omniscience. . Toutefois, le système le plus élevé, l'école conséquentialiste de la Voie médiane ou Madhyamika-Prasangika, -- soutient que les adeptes des voies du Petit véhicule réalisent la vacuité, mais sont incapables d'obtenir l'omniscience sur leur voie parce que leur sagesse n'a pas le pouvoir que lui confère le fait d'être associée à l'altruisme et aux actes motivés par l'amour d'autrui tels que le don, l'éthique, la patience, etc. . L5: [2. Les deux vérités en tant qu'entité unique (inseparability of the Two Truths / non-duality : not two, not one)] :L5 . Les systèmes philosophiques du Grand véhicule enseignent que la profonde et subtile vacuité réalisée sur la voie du bodhisattva est une réalité ultime. Cette réalité ultime est un phénomène d'ordre négatif - la simple absence d'un certain type de soi ou de substance (c.-à-d. d'une certaine sorte d'existence) dans les phénomènes. . Les divers systèmes du Grand véhicule ne s'accordent pas sur le type d'existence que nie la vacuité. -- L'école de l'Esprit seul ou Chittamatra, par exemple, affirme que la vacuité est l'absence de différence d'entité entre un objet et l'esprit qui l'appréhende, -- tandis que le système conséquentialiste de la Voie médiane ou Madhyamika-Prasangika affirme que la vacuité est l'absence d'existence inhérente. . Néanmoins, quelle que soit la manière dont ils le définissent, les systèmes philosophiques du Grand véhicule s'accordent pour dire que la vacuité subtile est -- une réalité ultime et -- une qualité présente en tous les phénomènes. C'est-à-dire que tout ce qui existe (y compris la vacuité elle-même) est dépourvu de tout type d'existence que la vacuité nie. . Les réalités conventionnelles regroupent tous les phénomènes autres que la vacuité - les tables, les chaises, etc. . Tous ces phénomènes sont nécessairement vides (stong pa, sûnya), mais ils sont vides parce qu'il leur manque un certain type d'existence. Puisque les réalités conventionnelles ont pour qualité d'être vides, et puisque la vacuité est une réalité ultime, il s'ensuit que les réalités ultimes et les réalités conventionnelles sont des phénomènes distincts qui s'excluent mutuellement et existent de manière inséparable, étant réunis en une seule entité . Le Sutra qui dévoile la pensée compare le rapport qu'il y a entre les deux vérités à la relation qui unit une conque blanche et sa blancheur, le poivre et son goût piquant, le coton et sa douceur et autres paires semblables. Dans la relation qui lie une conque blanche et sa blancheur, la blancheur n'est pas la conque et la conque n'est pas la blancheur; pourtant, la conque blanche est toujours blanche26. De manière similaire, les Guélougpa soutiennent que ce n'est pas un paradoxe que les deux vérités puissent s'exclure mutuellement au sein d'une même entité. Comme la blancheur et une conque blanche, il y a la qualité et le possesseur de la qualité. La vacuité est la qualité la plus élevée, la nature finale, de tout phénomène. . L3: [5. Le système de l'Esprit seul ou Chittamatra] :L3 . -- 1. Présentation. -- 2. L'esprit crée le monde: le karma, unique moteur de la création. -- 3. L'esprit seul: l'idéalisme bouddhique, où l'inexistence d'un monde extérieur à la conscience n'entraîne pas nécessairement l'impasse du solipsisme. -- 4. Les trois natures, et leur articulation dans les deux réalités. -- 5. Langage et référence: où le réfèrent du langage n'est pas séparé de l'esprit qui l'appréhende. -- 6. Les deux réalités: la dualité sujet-objet et sa résolution. -- 7. L'école de la Voie médiane et l'école de l'Esprit seul: de l'acceptation ou du rejet de la présentation idéaliste du Chittamatra pour dépeindre la réalité conventionnelle. . L5: [1. Présentation] :L5 . L'école de l'Esprit seul ou Chittamatra tire son nom de l'affirmation qu'il n'y a pas d'objet extérieur à la conscience qui le perçoit - c'est-à-dire qui soit une entité différente de la conscience qui le perçoit. Ceci ne veut pas dire que seules les consciences existent, mais que rien n'existe séparément, à l'extérieur ou indépendamment de la conscience. Plutôt que de considérer l'esprit comme quelque chose qui reflète un monde extérieur pré-existant et y répond, l'école de l'Esprit seul voit l'esprit et ses objets comme des phénomènes qui viennent simultanément à l'existence à partir d'une cause karmique unique. D'instant en instant le monde se manifeste dans ses aspects subjectifs et objectifs sous l'effet des semences laissées dans l'esprit par les actes antérieurs. . L'école Chittamatra se définit par la réfutation des objets extérieurs et l'affirmation que les phénomènes fonctionnels impermanents (comme les consciences, les tables, les chaises, etc.) existent véritablement (bden par yod). Ceux qui partagent cette position sont de deux sortes: -- les Tenants des écritures -- et les Tenants du raisonnement. . Parmi les partisans de l'école Chittamatra, -- les Tenants des écritures se réfèrent principalement aux Cinq Traités sur les Niveaux d'Asanga, qui commentent principalement le Sutra qui révèle la pensée. Selon la tradition guéloug, Asanga aurait vécu 150 ans, pendant lesquels, bien que son système de prédilection fut en fin de compte celui des conséquentialistes de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika), il avança principalement les vues de l'Esprit seul dans le but de convertir son frère Vasubandhu au Grand véhicule. -- Les Tenants du raisonnement de l'école Chittamatra s'appuient principalement sur les oeuvres de Dignaga et de Dharmakirti sur la connaissance valide. L'expression "partisans de l'Esprit seul" fait souvent référence aux Tenants des écritures et ce sont leurs vues que nous allons étudier maintenant. . L5: [2. L'esprit crée le monde (dependent on the mind)] :L5 . Pour les bouddhistes il n'y a pas de Seigneur de l'univers unique et tout puissant, créateur du monde et des êtres qui l'habitent. Ils considèrent généralement que le temps est sans commencement et que les divers phénomènes que nous voyons et expérimentons sont des effets directs ou indirects de notre conscience. Le monde dans lequel nous sommes nés est déterminé par nos actes passés (las, karma). Ce que la plupart d'entre eux appellent "acte" ou karma est en vérité l'intention qui accompagne toute action du corps, de la parole ou de l'esprit. Étant donné qu'une intention est un facteur mental, un type de conscience, on peut dire que l'esprit est le principal créateur de tous les types d'environnements et d'êtres. . Dans le Recueil des enseignements rapportés, le Bouddha dit: . \ #### \ Le monde est mené par l'esprit \ et déterminé par l'esprit. \ Tous les phénomènes sont contrôlés \ par un unique phénomène, l'esprit27. . Et le Supplément à la Voie médiane de Chandrakirti dit: . \ #### \ Le Bouddha enseigne que le monde complexe des êtres vivants \ Et de leur environnement est établi uniquement par l'esprit; \ Tous les êtres qui transmigrent sont nés des actes28. . C'est pourquoi l'on dit qu'il est possible de savoir quel type d'esprit fut le nôtre dans le passé en regardant le monde et le corps que nous avons obtenus aujourd'hui, et que l'on peut savoir quel type de monde et de corps nous aurons dans l'avenir en regardant l'esprit que nous avons aujourd'hui. . L'esprit passé détermine les objets présents au travers de la "loi du karma", mais il y a une façon encore plus immédiate dont notre esprit affecte notre expérience. À chaque instant du processus continuel de cognition, nous sommes comme séparés par un écran de la connaissance des choses telles qu'elles sont réellement, parce que notre esprit opère sous l'emprise de l'ignorance (ma rig pa, avidyâ). L'ignorance n'est pas le fait de ne pas savoir, mais bien une conscience qui conçoit de manière erronée la façon dont les choses existent. Le type le plus important d'ignorance, que nous possédons de manière innée, est un esprit qui attribue à tort aux phénomènes une existence qui se situe aux antipodes de leur mode réel d'existence. Alors que les phénomènes sont en fait vides et dépourvus de soi, l'ignorance appréhende à tort le non-vide et le soi. Même si elle n'est pas manifeste, elle conditionne implicitement la façon dont nous voyons le monde. Cette sur-réification injustifiée, cette exagération de la façon dont les choses existent est extrêmement pernicieuse parce qu'elle permet que d'autres émotions perturbatrices -comme le désir, la haine, la jalousie, la colère, etc. - s'infiltrent dans notre esprit. Les émotions perturbatrices contaminent les actes (c.-à-d. l'intention) auxquels elles sont liées, nous entraînant ainsi vers une renaissance future. L'ignorance, cette conscience défectueuse, est donc la source de la souffrance au sein du cycle des existences. . L'étude des principes de l'école Chittamatra favorise la compréhension de cet enseignement clé du bouddhisme selon lequel l'esprit est à l'origine de toute souffrance et de tout bonheur, à la source de l'existence cyclique et du nirvana. Si les partisans de la plupart des autres écoles philosophiques ne partagent pas les vues de l'Esprit seul concernant l'absence d'objets extérieurs, ils n'en apprécient pas moins l'attention particulière que ce système accorde au pouvoir et à la primauté de l'esprit. . C'est ainsi que le grand érudit guéloug Goung Tang (Gung thang) écrira: ~ II est juste pour la personne sagace, qui sait que le fondement de tout bonheur et de tout souffrance n'est autre que son propre esprit, de s'appuyer sur ce système29. . L5: [3. L'esprit seul (but from the mind only ? or Not two, not one)] :L5 . Comment un acte accompli il y a de cela des années, des vies ou peut-être même des éons peut-il déterminer ce que nous expérimentons aujourd'hui? . Pour que la loi du karma agisse, il faut que les actes laissent une trace capable de perdurer d'une manière ou d'une autre entre le moment de l'action et celui où se manifeste son effet. L'école Chittamatra d'Asanga et de ses adeptes pose l'existence d'une conscience spéciale qu'ils nomment "l’esprit-base-de-tout" ou Alayavijnana (tib. kun gzhi rnam shes), sorte de support dans lequel les actes déposeraient une empreinte. Tandis que les autres systèmes bouddhistes ne considèrent que six types de consciences (les cinq consciences des sens et la conscience mentale), l'école Chittamatra ajoute une septième conscience appelée "mental affligé" (que nous décrirons plus loin) ainsi qu'une huitième, l'esprit-base-de-tout. Une action du corps, de la parole ou de l'esprit menée à son terme dépose une empreinte dans l'esprit-base-de-tout. Ces empreintes ne sont ni de l'ordre de l'esprit ni de l'ordre de la forme, elles entrent dans la catégorie des "facteurs de composition" ('du byed, samskâra). On les appelle prédispositions (bag chags, vâsanâ) ou semences (sa bon, blja) parce qu'elles ont pour propriété de pouvoir mûrir en nouvelles expériences. Ces semences restent dans l'esprit-base-de-tout jusqu'à ce que les causes contributives se rassemblent et que le fruit du karma se manifeste. Les causes contributives qui provoquent le mûrissement des semences sont d'autres consciences du continuum mental de la personne - par exemple une certaine série de consciences mentales - qui provoquent le mûrissement des semences au sein de l'esprit-base-de-tout. . Contrairement à l'école Chittamatra, la plupart des autres systèmes bouddhistes pensent que les objets dont nous faisons l'expérience sont une des causes de la conscience qui les appréhende. Supposons par exemple qu'à l'instant #1 trois choses soient présentes: (1) la faculté sensorielle de l'oeil, (2) une conscience, et (3) une table bleue. Ces trois choses seront la cause de la manifestation, à l'instant #2, d'une conscience visuelle qui appréhende une table bleue. Étant donné qu'une table est un phénomène impermanent qui change et se désagrège d'instant en instant, la table bleue appréhendée dans l'instant #2 n'existe déjà plus. Elle existait le moment précédent. Puisque les objets de nos consciences sont la cause de ces consciences, et puisque les causes précèdent toujours leurs effets, la plupart des systèmes bouddhistes considèrent que toute conscience perçoit un objet qui existait dans l'instant qui la précédait. Par conséquent, les consciences sont des entités différentes de leurs objets, en partie parce qu'elles n'existent pas au même moment qu'eux. . À l'inverse, l'école Chittamatra soutient que les consciences et leurs objets se manifestent simultanément comme le résultat, l'effet des semences qui ont mûri dans l'esprit-base-de-tout. La table bleue n'est pas une cause externe pré-existante qui contribue à la naissance d'une conscience l'instant qui suit. La table bleue et la conscience qui perçoit la table bleue sont deux éléments d'un effet unique et simultané. Chaque conscience forme une entité substantielle (rdzas gcig) ou une entité unique (ngo bo gcig) avec son objet. Ceci signifie qu'ils sont inextricablement liés, chacun étant indispensable à l'autre. Ils ne sont pas identiques mais on les trouve toujours ensemble. . Dire qu'un objet forme une entité unique avec la conscience qui l'appréhende ne veut pas dire que celui-ci soit une conscience (que l'on définit comme "ce qui est clair et connaît"). Si une table bleue était une conscience, alors elle devrait avoir cette capacité de clarté et de connaissance. Elle serait capable par elle-même de prendre connaissance des objets, etc. Aussi, "esprit seul" ne signifie pas qu'il n'existe que des consciences et aucune forme, cela ne signifie pas que seuls des sujets existent et qu'il n'y a pas d'objets. Mais plutôt que les objets et leurs sujets se manifestent ensemble, simultanément, comme une entité unique. . Nous avons déjà noté à quel point cette thèse s'éloigne des autres vues philosophiques bouddhistes concernant la relation entre le sujet et l'objet, mais songez comme elle est loin de la façon dont nous pensons ordinairement que les choses existent. Outre qu'une personne ordinaire ne se demandera peut-être jamais si les consciences naissent après leurs objets ou en même temps, il est indéniable que les objets nous paraissent éloignés et coupés de nous. Nous sommes là et la table bleue est à l'extérieur de nous, là-bas, de l'autre côté de la pièce. Elle n'a pas du tout l'air de former une entité unique avec mon esprit. Si les objets et les sujets ne forment effectivement qu'une entité, pourquoi m'apparaissent-ils toujours autrement? . Certains disent que les êtres vivants possèdent certaines semences qui, en mûrissant, ajoutent une apparence trompeuse de sujet et d'objet, distincts, à tout ce dont nous faisons l'expérience. Si aujourd'hui les choses nous apparaissent comme distantes et coupées de nous c'est en partie parce qu'elles proviennent de semences laissées par des consciences passées auxquelles les choses apparaissaient distantes et séparées. Les choses n'ont cessé d'apparaître ainsi depuis des temps sans commencement; dans le bouddhisme il n'y a pas de version qui explique, à l'instar du christianisme, comment les choses ont mal tourné au tout début. . En tout cas, il est clair que la question ne se résume pas à la façon dont les choses apparaissent aux consciences sensorielles. Constamment, et de manière innée, nous cautionnons cette apparence trompeuse de sujet et d'objet en tant qu'entités séparées. Nous croyons fermement en l'existence d'un monde bien réel, extérieur à notre esprit. Cette conscience qui avalise l'apparition de l'objet et celle du sujet qui l'appréhende comme une entité distincte est, selon l'école Chittamatra, la forme d'ignorance la plus subtile et la plus pernicieuse - c'est la racine la plus profonde de l'existence cyclique. Toutes les afflictions qui nous maintiennent dans le cycle des existences se fondent sur l'acceptation tacite de cette apparence trompeuse dans laquelle les choses semblent lointaines et distinctes de ce qui les appréhende. . Le fait qu'il n'y ait pas de différence en termes d'entité entre le sujet et l'objet est une réalité ultime, une vacuité; c'est la vacuité la plus subtile et la plus profonde qui puisse être réalisée sur la voie. Afin d'amener l'esprit à accepter l'idée qu'il pourrait bien ne pas y avoir d'objets extérieurs, Asanga et ses adeptes tirent des sutras des exemples de situations dans lesquelles la cognition opère en l'absence d'objets extérieurs. Nous savons par exemple que nous voyons en rêve des objets qui semblent exister extérieurement. Les prenant à tort pour des phénomènes extérieurs bien réels, nous sommes poussés au désir, à la haine, à la peur, à la jalousie, etc. Les objets de notre rêve n'existent pas hors de la conscience qui les appréhende, mais cela ne nous empêche pas de les percevoir comme distants et séparés de nous, ni d'engendrer des émotions perturbatrices en ce qui les concerne. Donc, le fait que les objets qui apparaissent à notre conscience de veille soient associés à différents types de réactions et semblent extérieurs ne prouve pas qu'ils existent séparément de notre conscience. . Cette analogie entre l'état de veille et le rêve n'implique pas que leurs objets soient exactement les mêmes. L'école de l'Esprit seul distingue ces deux états. Les objets qui nous apparaissent lorsque nous sommes endormis ne sont en fait pas capables de remplir les fonctions qu'ils semblent remplir: par exemple, une tasse ne contiendra pas réellement de l'eau et un pistolet ne tirera pas de vraies balles. Pour le système Chittamatra, les vraies balles sont des balles qui, tout en n'existant pas séparément de l'esprit qui les appréhende, peuvent réellement tuer un autre être. Les actions que nous entreprenons en rêve concernant des personnes ou des objets n'ont pas la même force karmique que les actes commis à l'état de veille. Rêver que l'on commet un meurtre n'est pas la même chose que commettre un meurtre. Supposons que je rêve que j'assassine quelqu'un et que dans le rêve la personne tombe à la renverse et cesse de respirer. Ce n'est qu'un rêve parce qu'il n'y a pas dans le conti-nuum mental d'un autre être vivant l'expérience correspondante d'être tué et de s'acheminer vers une nouvelle naissance. . Cette explication montre assez clairement que le système Chittamatra n'est pas une forme de solipsisme. D'autres êtres sont là que je peux aider ou blesser, aimer ou bien tuer. Aucun objet n'existe hors de la conscience qui l'appréhende, mais il y a un nombre infini de consciences séparées. Ceci permet aux partisans du Chittamatra de répondre à la vieille devinette: "Si un arbre tombe dans la forêt sans que personne ne l'entende, y a-t-il un son?" Aucun arbre ne tombe ni même n'existe séparément de la conscience. Il n'y a pas de forêt "là-bas". L'arbre qui tombe et la conscience qui en est le témoin apparaissent simultanément sous l'effet du mûrissement de certaines semences dans le continuum mental des êtres qui ont la forêt pour environnement "commun". Si aucun être humain, aucun animal, aucun insecte n'est là pour assister à la chute de l'arbre, il y aura au moins là quelque être invisible comme un fantôme affamé (yi dvags, prêta). . Poser l'existence de consciences séparées dont chacune ne forme qu'une entité avec chacun de ses objets conduit à un ensemble de problèmes délicats spécifiques au système Chittamatra. Si votre esprit et le mien sont séparés mais que chaque objet que je vois forme une entité unique avec mon esprit et que chaque objet que vous voyez forme une entité unique avec votre esprit, comment pouvons-nous partager les mêmes objets? Comment pouvons-nous être assis tous les deux dans une pièce et avoir une conversation? Les murs et le mobilier que vous voyez forment une seule entité avec votre conscience et se manifestent de par votre karma; les murs et le mobilier que je vois forment une seule entité avec ma conscience et se manifestent de par mon karma. Ceci voudrait donc dire qu'il y a deux pièces: une qui va avec votre esprit, une qui va avec le mien. Comment se fait-il que nous voyions tous les deux une pièce de taille moyenne avec son petit tapis, ses deux chaises et des murs brique? . Le système Chittamatra soutient que nos esprits séparés appréhendent de façon plus ou moins synchrone des mondes très similaires qui nous semblent extérieurs. Nous créons simultanément ces mondes analogues parce que chaque individu possède un grand nombre de semences très semblables à celles que possèdent les autres individus de même type. Le mûrissement de ce "karma collectif" crée l'illusion de l'existence d'un monde unique et extérieur que nous partageons. Nous pourrions appeler cela l'environnement "commun". Bien qu'il ne s'agisse pas d'un rêve (nous ne sommes pas endormis, nos actes ont des conséquences morales, etc.) cet environnement commun est en quelque sorte semblable à un rêve que nous rêvons tous en même temps. . Bien sûr, nous ne faisons pas tout à fait le même "rêve". Il y a manifestement des différences dans la façon dont nous percevons les choses dans notre environnement "commun" - des différences dans la forme (angle de perspective, distance apparente) et la couleur des objets de la vue, par exemple. Du point de vue Chittamatra , ces différences indiquent l'inexistence d'un monde extérieur partagé. Les mondes que nous voyons sont généralement semblables parce que nous avons énormément de semences similaires, mais le mûrissement des semences spécifiques à l'individu influence également ce que nous expérimentons. Nous surimposons des facteurs individuels non partagés par autrui à cet environnement "commun". . Bien des questions demeurent: quel type de semence fait que l'on se voit mutuellement les uns les autres - partagée ou individuelle? Comment opère la clairvoyance dans un système qui considère que ma conscience est séparée de la vôtre, mais que l'objet et le sujet sont une seule entité? Comment le chemin fonctionne-t-il? Et l'esprit d'un bouddha? Cet "esprit-base-de-tout", quelle est sa nature? Nous n'avons pas ici la possibilité de creuser ces questions, et il semble inévitable que cette brève discussion sur le Chittamatra fasse surgir beaucoup de doutes et de questions. . Cette recherche devrait être poussée plus loin avec le souhait sincère de trouver le véritable mode d'existence des choses; non par simple a priori négatif à l'encontre de l'école Chittamatra considérée comme "inférieure". Il est par trop facile de soulever un ou deux doutes concernant la réfutation des objets extérieurs par le système Chittamatra et de l'écarter sans plus d'égards, par simple parti-pris pour le système conséquentialiste de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika). Certains d'entre nous pourraient avoir tendance à vouloir "faire l'impasse" sur le Chittamatra en disant: "puisque le système conséquentialiste de la Voie médiane affirme l'existence d'un monde extérieur, je l'affirme aussi." Ce qui pourrait se résumer à gagner de nouvelles certitudes artificielles renforçant notre croyance erronée en l'existence réelle d'objets extérieurs. . Le fait que l'esprit a un grand pouvoir sur les objets, avec lesquels il est en étroite relation, est le message fondamental de l'école Chittamatra. . Le système Chittamatra est également appelé "système de la pratique yogique" (Yogacara). Nom qui souligne le fait que les idées de ce système dérivent probablement, du moins en partie, de l'expérience de méditants avancés. Par exemple, il est dit que lorsque l'on développe la pratique de "demeurer paisiblement" (zhi gnas, samatha) un sens de pénétration perçante de l'objet de notre concentration se développe en nous. On dit aussi que lorsque la vacuité est réalisée via la perception directe, le sentiment de la différence entre sujet et objet disparaît complètement. Peut-être ceci entraîna-t-il l'affirmation du système Chittamatra que la vacuité est l'absence de différence d'entité entre le sujet et l'objet. Par le fait qu'il ne pose pas un monde objectif solide et indépendant séparé de la conscience, Chittamatra est une vision du monde qui explique facilement les expériences yogiques telles que traverser les murs. . Néanmoins, le système conséquentialiste de la Voie médiane ou Madhyamika-Prasangika ne donne pas moins de pouvoir à l'esprit - il en donne plus. Contrairement à l'école Chittamatra qui considère que le grand pouvoir de l'esprit des yogis sur le monde ne peut s'expliquer qu'en posant que les objets et ceux qui les appréhendent forment une entité unique, le système Madhyamika-Prasangika avance que l'esprit est si puissant qu'il peut affecter et changer le monde extérieur. Il y a cette histoire fameuse à propos de Chandrakirti, l'un des principaux maîtres du système Madhyamika-Prasangika, qui démontra le lien entre l'esprit et le monde extérieur en trayant une peinture de vache30. . L5: [4. Les trois natures] :L5 . L'école Chittamatra est présentée principalement selon le point de vue de l'enseignement du Bouddha sur les trois natures - tous les phénomènes ont trois natures (rang bzhin gsum, trisvabhâva): -- parfaitement établie (yongs grub, parinispanna), -- dépendante (gzhan dbang, paratantra) -- et imputée ou entièrement imaginaire (kun btags, parikal-pita) -, mais on y trouve aussi une présentation des deux réalités. -- Les réalités ultimes correspondent aux natures parfaitement établies, -- les réalités conventionnelles incluent les natures dépendantes et les natures imputées existantes. . Les natures imputées non existantes ne sont pas comprises dans les deux réalités parce qu'elles n'existent pas et ne sont pas des objets de connaissance. . À l'instar des deux vérités, on peut appliquer les trois natures à tous les phénomènes. Le cas le plus simple (et le plus important), cependant, pour notre explication, étant celui des trois natures dans un phénomène dépendant comme par exemple une tasse. Le fait qu'une tasse soit dépourvue de la qualité d'être une entité différente de la conscience qui l'appréhende est sa nature parfaitement établie; c'est sa nature la plus profonde. La tasse elle-même est une nature dépendante. Le fait qu'elle soit une entité différente de la conscience qui l'appréhende est sa nature imaginaire; c'est la plus importante. Bien sûr, dans le système Chittamatra, une tasse n'est absolument pas une entité différente de la conscience qui l'appréhende. La tasse n'a cette nature imaginaire que dans le sens où la conscience ignorante d'un être vivant lui en attribue une. . Il y a deux sortes de natures imputées: les nature imputées existantes et les natures imputées inexistantes. On peut citer un nombre infini de natures imputées inexistantes: les cornes du lièvre, un nombre entier qui soit la racine d'un négatif, etc. Les plus importantes des natures imputées inexistantes étant celles auxquelles nous attribuons à tort une existence: un sujet et un objet qui seraient des entités différentes, des objets établis de par leurs propres caractéristiques comme le réfèrent de leur nom et des personnes ayant une existence substantielle (ces deux derniers seront exposés plus loin). Ces natures imputées inexistantes n'existent pas du tout. On s'imagine simplement à tort qu'elles existent et par conséquent, à l'instar des cornes du lièvre, ce ne sont ni des réalités conventionnelles ni des réalités ultimes. Car tout ce qui relève de l'une ou de l'autre des deux réalités se doit d'exister, et tout ce qui ne relève ni de l'une ni de l'autre ne peut pas exister. . Les natures imputées existantes sont des phénomènes permanents qui, à l'instar de l'espace incomposé, ne font pas partie des réalités ultimes. Les natures imputées existantes comprennent des phénomènes généraux ou abstraits qui existent (yod), mais n'existent pas véritablement (bden par yod) ou ultimement (don dam par yod). Ils ne sont pas le produit de causes ni de conditions. On les appelle natures imputées parce qu'ils n'existent pas de par leur propres caractéristiques et sont désignés par des termes et par la pensée conceptuelle. . Les natures dépendantes incluent tous les phénomènes impermanents - les tables, les chaises, notre propre corps, etc. L'école cit-tamâtra considère que les natures dépendantes existent véritablement et de manière ultime parce que, au contraire des natures imputées, elles sont le produit de causes et de conditions. Les phénomènes impermanents sont aussi appelés "natures dépendantes" parce qu'ils ne se maintiennent pas par eux-mêmes d'un instant à l'autre. Ils se manifestent grâce à l'agrégation d'un ensemble spécifique de causes et de conditions, et changent et se désintègrent à chaque instant. Par exemple, mon corps existe à cet instant sous l'influence de causes et de conditions, entre autres ses moments précédents d'existence, qui ont maintenant cessé et n'existent plus. Lorsque ces causes et ces conditions se sont rassemblées, un instant de mon corps s'est manifesté. Maintenant, dénué par lui-même de tout pouvoir de continuer dans un second instant, mon corps se désintègre. Le corps que nous avons aujourd'hui est d'évidence différent de celui que nous avions il y a quinze ou trente ans. Ces changements ne se sont pas produits tout d'un coup à chaque anniversaire, mais à chaque instant, de façon insoupçonnée. . Les natures parfaitement établies31 comprennent les deux absences de soi - l'absence de soi des personnes et l'insubstantialité des phénomènes -, toutes deux étant des réalités ultimes. L'absence de soi des personnes est le fait qu'une personne ne peut être un soi substantiellement existant. Substantiellement existant (rdzas yod) signifie ici "autonome", c'est-à-dire capable par soi-même de perdurer et de contrôler l'esprit et le corps. L'absence de soi de la personne est l'absence de soi la plus facile à réaliser et (selon le système Chittamatra) l'élément principal réalisé sur la voie d'un véhicule inférieur. . Pour l'école Chittamatra, c'est l'esprit-base-de-tout (kun gzhi rnam shes, âlayavijnâna) qui se trouve être la personne - ce soi dont on découvre l'existence quand on le cherche - parce que c'est l'entité qui transmigre d'une vie à l'autre. On attribue la notion de personne aux agrégats mentaux et physiques, et quand on cherche parmi ces agrégats on trouve effectivement quelque chose qui peut être le soi en question: l'esprit-base-de-tout. Toutefois, l'esprit-base-de-tout n'est pas un soi autonome substantiellement existant parce qu'il ne peut pas fonctionner ni exister indépendamment des agrégats. Et pourtant, on l'appréhende à tort comme un soi autonome. Souvenons-nous que le système Chittamatra pose - en plus de l'esprit-base-de-tout, des cinq consciences sensorielles et de la conscience mentale - un esprit spécial que l'on appelle mental affligé (yid nyon, klistamanas). L'idée d'un soi substantiellement existant s'élève parce que le mental affligé observe l'esprit-base-de-tout et le prend à tort pour un soi substantiellement existant. . À l'instar de l'insubstantialité des phénomènes, l'absence de différence d'entité entre le sujet et l'objet est la nature la plus subtile et la plus profonde de tous les phénomènes. C'est l'élément principal réalisé sur la voie du bodhisattva. En méditant sur cette vacuité, les bodhisattvas ne sont pas seulement capables de s'échapper du cycle des existences, ils sont aussi capables d'atteindre l'omniscience. . Une autre insubstantialité est liée aux phénomènes: le fait qu'ils n'existent pas de par leur propres caractéristiques comme référents de leurs noms. C'est, dit-on, aussi subtil que l'absence de différence d'entité entre le sujet et l'objet, mais cependant plus facile à comprendre. Le lien entre ces deux insubstantialités mérite que l'on s'y penche davantage. . L5: [5 - Langage et référence] :L5 . Comme dans tous les autres systèmes philosophiques bouddhistes, on considère dans le système Chittamatra que les noms sont des conventions arbitraires, puisqu'ils diffèrent d'une langue à l'autre. Mais il y a davantage que cela quand le système Chittamatra affirme que les phénomènes n'ont pas d'existence de par leur caractère propre en tant que référents de noms. . Nous pouvons aborder cette thèse en la comparant aux enseignements du système Sautrantika. Dans le Sautrantika, chaque terme a deux objets référents: (1) la représentation générique intérieure (don spyi) [de l'objet] et (2) l'objet lui-même. La représentation interne est le réfèrent principal parce qu'il est le lien le plus immédiat et le plus primaire avec le terme. C'est par l'intermédiaire de telles images que nous parlons et que nous entendons. L'objet réel est le réfèrent secondaire - un terme l'approche mais seulement par le biais de la représentation générique. L'objet réel, à la différence des représentations génériques, peut être un phénomène impermanent, un phénomène qui (selon le Sautrantika) existe de par son caractère propre. C'est ainsi que les partisans du Sautrantika comprennent clairement que le réfèrent primaire d'un terme (la représentation générique) ne réside pas dans la nature de l'objet réel. Cependant, le réfèrent secondaire du terme est bien l'objet extérieur. . En réfutant l'existence des objets extérieurs à la conscience qui les appréhende, les partisans du système Chittamatra poussent plus loin l'analyse des termes et de leurs référents. Ils distinguent la simple apparence d'un drapeau, par exemple, de l'apparence trompeuse d'un drapeau qui serait établi de par ses caractéristiques propres et serait, de ce fait, le réfèrent du nom "drapeau". Lorsque nous pensons "drapeau", le réfèrent primaire est l'image mentale d'un drapeau. Le réfèrent secondaire est l'objet réel, un drapeau, que nous imaginons à tort exister "là-bas", à l'extérieur, distant et séparé de notre conscience. -- Le système Sautrantika nous dit qu'il y a là-bas un drapeau, distinct de l'esprit, auquel se réfère le terme "drapeau". Ce drapeau "là-bas" est le réfèrent secondaire du terme "drapeau". -- Le système Chittamatra , au contraire, nie le fait qu'un tel réfèrent secondaire soit établi de par ses caractéristiques propres dans la nature même du drapeau. C'est-à-dire qu'il n'existe pas de drapeau autonome, séparé de l'esprit qui l'appréhende, et qui serait la base de désignation du nom "drapeau". Lorsque quelque chose semble être établi de par ses caractéristiques propres comme réfèrent d'un nom, il apparaît comme s'il était, par nature, une entité distincte de la conscience qui s'y "réfère", c'est-à-dire qui l'appréhende. . Il y a ainsi un lien étroit entre les deux absences de soi des phénomènes dans le système Chittamatra. Une bonne manière d'approcher la réalisation de l'inexistence du sujet et de l'objet en tant qu'entités distinctes consiste à méditer pour comprendre en quoi les phénomènes ne sont pas établis par le biais de leurs caractères propres comme référents des noms. . Les consciences conceptuelles ne sont pas les seules à être affectées par les apparences trompeuses de phénomènes qui paraissent fondés de par leurs caractéristiques propres à servir de référents pour des noms. L'apparence brute (pré-conceptuelle) d'un drapeau qui se manifeste à la conscience visuelle est déjà mêlée à celle d'un drapeau qui serait établi comme réfèrent d'un nom du fait de ses caractéristiques propres. -- Les partisans du système Chittamatra déclarent qu'il y a là une semence qui produit l'apparence d'un drapeau, -- une autre semence qui produit son apparence en tant qu'entité distincte de la conscience qui l'appréhende, -- et une troisième semence, parvenue simultanément à maturité, qui produit l'apparence d'un drapeau réfèrent de son nom du fait de ses caractéristiques propres. . Cette perception erronée qui considère à tort que les phénomènes sont fondés de par leurs caractéristiques propres à servir de réfèrent aux noms se produit même dans le cas d'un phénomène nouvellement rencontré pour lequel nous n'avons pas de nom. Sans qu'ils aient un nom, nous avons déjà le sentiment qu'ils sont naturellement faits pour en porter un. Ainsi, l'attitude ignorante par laquelle nous appréhendons à tort des phénomènes comme étant fondés de par leurs propres caractéristiques à servir de réfèrent à des noms, affecte tous les êtres animés — y compris ceux qui, tels les animaux ou les bébés, n'ont pas de langage articulé. . L5: [6. Les deux réalités] :L5 . Dans les écoles philosophiques du Grand véhicule, -- le terme "réalité" (bden pa, satya) fait référence à une chose qui existe telle qu'elle apparaît et apparaît telle qu'elle existe; pas de duperie (mi slu pa}. Lorsqu'une chose est une réalité, son mode d'apparence coïncide avec son mode d'existence. -- Par contre, un faux-semblant (rdzun pa) est quelque chose qui apparaît d'une façon et existe d'une autre. Cette définition peut se comparer à la différence que l'on établit entre un véritable ami et celui qui prétend en être un. Tous deux semblent être nos amis, mais un seul l'est réellement. . Pour les écoles philosophiques du Grand véhicule, seules les réalités ultimes sont des réalités; toutes les réalités conventionnelles ne sont que faux-semblants. Dans l'école Chittamatra, -- la vacuité (la non-existence d'objets extérieurs) est une réalité parce que, pour la conscience méditative qui la réalise directement, elle existe telle qu'elle apparaît. -- Par contre, une réalité conventionnelle telle qu'une tasse est un faux-semblant parce qu'elle semble exister comme une entité différente de la conscience qui l'appréhende, alors qu'il n'en est rien. Les réalités conventionnelles semblent faussement éloignées et séparées de nous. . Si les tasses, etc., sont réellement des faux-semblants, alors pourquoi les appelle-t-on réalités conventionnelles (kun rdzob bden pa, samvriti-satya)? Selon Jan-gya (ICang skya) et Ngawang Palden, les réalités conventionnelles sont ainsi nommées parce qu'elles existent du point de vue des désignations, des expressions et des consciences conventionnelles, ou par la force de celles-ci32. D'après eux, dans l'expression "réalité conventionnelle", le mot "réalité" indique simplement que quelque chose existe, cela ne fait pas référence à quelque chose qui existe tel qu'il apparaît. . Jam-yang-shay-ba donne toutefois une autre étymologie au terme kun rdzob bden pa que nous avons traduit par "réalité conventionnelle". Il explique que kun rdzob bden pa signifie "réalité pour une conscience ignorante qui masque la véritable nature des phénomènes". (Cette étymologie étant partagée par tous les systèmes philosophiques du Grand véhicule, nous traduirons désormais kun rdzob bden pa par "réalité-pour-un-dissimulateur", ou plus simplement "réalité dissimulatrice"). Une tasse n'est pas une réalité parce qu'elle n'existe pas telle qu'elle apparaît. Elle est prise pour une réalité par une conscience qui dissimule le véritable mode d'existence des choses et nous empêche de voir la réalité. Dans l'école Chittamatra, la conscience ignorante qui attribue une réalité à la tasse est une conscience qui voit le sujet et les objets comme des entités différentes. Seule une telle conscience prendrait la tasse pour une chose qui existe telle qu'elle apparaît. . Donc, kun rdzob bden pa s'assimilerait plutôt à l'expression "l'or des fous". L'or des fous, ce n'est pas du tout de l'or - c'est quelque chose que les fous prennent pour de l'or. Un de mes maîtres tibétains, en Inde, nous a servi un exemple plus piquant: C'est comme dire que quelque chose sent bon pour un chien (par ex., un tas d'excréments)33. Ce n'est pas censé signifier que cela sent effectivement bon - plutôt tout le contraire. De la même manière, l'expression "réalité-pour-un-dissimulateur" ou "réalité dissimulatrice" (kun rdzob bden pa) a pour but d'engendrer une insatisfaction concernant la manière dont les choses nous apparaissent d'ordinaire. . Les absences de soi, ces natures parfaitement établies, sont dites "réalités ultimes" parce qu'elles sont réalisées par un esprit d'ordre ultime. Il s'agit ici d'un esprit qui réalise l'objet le plus élevé d'une voie de libération spécifique. Certains détracteurs du bouddhisme ont confondu cet esprit ultime avec l'état ultime (go 'phang) atteint sur la voie. Le sujet et l'objet ne sont pas différenciés pour l'esprit ultime qui réalise directement la vacuité; et rien d'autre que la vacuité n'apparaît à cet esprit ultime ni n'est réalisé par lui. En entendant cela, certains ont cru que le bouddhisme se résumait à fuir le monde des apparences dans une sorte de transe tranquille et solitaire. En fait, les écoles philosophiques expliquent clairement que l'état ultime n'est autre que la bouddhéité - un état dans lequel, s'étant entraîné à méditer sur les réalités conventionnelles et ultimes, l'on est finalement capable de voir tous les phénomènes conventionnels (y compris les autres personnes) avec l'oeil de cet état d'équilibre méditatif empreint de la réalisation de la vacuité. Loin de marquer la fin de notre relation avec les êtres, c'est au contraire l'aboutissement de cette relation en un amour spontané et profondément lucide. . La définition des deux réalités dans le système Chittamatra n'étant pas des plus éclairantes, nous n'avons pas construit notre exposé autour de cette définition, mais elle mérite cependant notre attention. . Kônchok Jikmé Wangpo (dKon mchog 'jigs med dbang po) définit une réalité ultime comme: ~ L'objet d'une connaissance correcte qui distingue un objet ultime. . et définit une réalité conventionnelle comme: ~ L'objet d'une connaissance correcte qui est une cognition valide distinguant un phénomène conventionnel34. . Ces définitions attirent notre attention sur le fait que les deux réalités sont deux classes d'existants qui s'excluent mutuellement et sont "découvertes" (rnyed) ou réalisées par deux types différents de connaissances correctes. Bien que les vérités conventionnelles apparaissent aux êtres de manière trompeuse, elles existent et sont connues même des bouddhas. . D'autres définitions données par Jan-gya et Ngawang Palden tournent autour du fait que la réalisation directe de la réalité ultime par un être vivant peut servir d'antidote contre un obstacle (qu'il s'agisse d'un obstacle de type émotionnel ou d'un obstacle à l'omniscience) qui se trouverait dans le continuum mental de cet être vivant35. À la différence de la réalité conventionnelle, la réalité ultime est la chose la plus importante que l'on puisse réaliser sur la voie qui mène à la réalisation. La réalisation de l'absence de soi des personnes est la clé de l'atteinte de la libération dans les voies des véhicules inférieurs, tandis que la réalisation de l'insubstantialité des phénomènes est la clé de l'atteinte de l'Éveil dans la voie du bodhisattva. . L5: [7. L'école de la voie médiane et l'école de l'esprit seul] :L5 . Les partisans de l'école Madhyamika ou Voie médiane ont des opinions divergentes concernant le système Chittamatra. Les mieux disposés à son égard étant les érudits de la subdivision de la Pratique yogique de la branche des Autonomes de la Voie médiane (Yogacara-Madhyamika-Svatantrika), comme par exemple Santaraksita et Kamalasila. Ces derniers acceptent la non-existence d'une différence d'entité entre le sujet et l'objet, mais la considèrent comme une insubstantialité grossière des phénomènes. . Le moins bien disposé à l'égard du système Chittamatra est Bhavaviveka, le fondateur de la subdivision des Adeptes des écritures de la branche des Autonomes de la Voie médiane (Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika). Pour Bhavaviveka, le Bouddha n'a jamais nié l'existence d'objet extérieurs. Dans La splendeur du raisonnement, Bhavaviveka affirme que la doctrine Chittamatra fut "honteusement" fabriquée par Asanga et ses disciples, à partir d'une mauvaise interprétation de certains passages des sutra36. Pour lui, par exemple, ni la déclaration du Sutra de la Descente à Lanka selon laquelle "les apparences extérieures n'existent pas", ni celle du Sutra sur les Dix Terres selon laquelle "ces trois royaumes ne sont qu'esprit" n'ont pour but de nier les objets extérieurs. Le sens littéral et certain de ces passages, selon Bhavaviveka, est que ni l'agent des actes ni la personne qui fait l'expérience des conséquences karmiques n'existent séparément de l'esprit. Les doctrines Chittamatra, simples falsifications de l'enseignement authentique du Bouddha, n'ont aucune valeur, même à titre provisoire. Dans La Lampe pour la Sagesse, Bhavaviveka déclare qu'adopter les doctrines Chittamatra en premier lieu pour ensuite les abandonner au profit des vues de la Voie médiane est comme "s'enduire de boue avant de se baigner; mieux vaut garder ses distances dès le début37." . Chandrakirti, le fondateur du système conséquentialiste de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika) - "l'échelon le plus élevé" sur l'échelle guélougpa des systèmes philosophiques - ne partage pas l'avis de Bhavaviveka. Pour Chandrakirti et ses adeptes, le Bouddha enseigna bien la doctrine Chittamatra, mais ce n'était pas un point de vue définitif. . Chandrakirti cite le Sutra de la Descente à Lanka38: . \ #### \ À l'instar du médecin qui donne des remèdes \ Au patient pour sa maladie, \ Les bouddhas enseignent \ L'Esprit Seul aux êtres vivants. . Bien que les objets extérieurs existent, le Bouddha enseigna leur non-existence dans le but de réduire l'attachement aux formes extérieures qui semblent exister par elles-mêmes (rang bzhin gyis grub pa, svabhâvasiddha). Dans le système Madhyamika-Prasangika, les objets extérieurs existent conventionnellement, mais l'esprit et ses objets n'existent pas de manière inhérente. L'absence d'existence inhérente est la réalité ultime qui doit être réalisée sur la voie de la libération. Certains disciples aborderont plus facilement la réalisation de la vacuité s'ils réalisent qu'aucune forme extérieure n'existe de manière inhérente. C'est ainsi que, bien que les objets extérieurs aient une existence conventionnelle, le Bouddha nia cette existence afin d'aider certains disciples à réduire leur attachement à ces formes extérieures apparemment réelles. Pour beaucoup, donc, le système Chittamatra n'est pas un bain de boue superflu, mais un tremplin inappréciable vers les vues du Madhyamika. . Les mots que le Bouddha prononça pour aider les êtres ne sont pas vrais au sens littéral, mais en enseignant qu'il n'y a pas d'objets extérieurs et que tout "n'est qu'esprit", il communiquait une vérité fondamentale: l'esprit est le principal créateur de tout. En exerçant notre esprit à l'éthique, à la méditation stabilisatrice et à la sagesse, nous pouvons gagner progressivement le contrôle sur le type de corps et d'environnement que nous nous créons. Au bout du compte, chacun d'entre nous créera une terre pure et deviendra un bouddha. . Les partisans du Madhyamika-Prasangika ne considèrent pas la réfutation des objets extérieurs comme littéralement acceptable. Pour eux, les consciences et leurs objets extérieurs sont interdépendants - les unes ne peuvent exister sans les autres. S'il n'y avait pas d'objets extérieurs, il n'y aurait pas de consciences. Le fait d'admettre l'extériorité des objets est, au niveau conventionnel, une compréhension légitime du monde. Contrairement à la perception des objets comme existants de manière inhérente, la perception des objets comme extérieurs n'est donc pas réfutée par l'analyse yogique, car comme tout ce qui existe, les objets extérieurs existent au niveau conventionnel (tha snyad du yod). . Le système Madhyamika-Prasangika soutient par contre la position Chittamatra selon laquelle il n'y a pas d'objets extérieurs existant de manière inhérente. Étant donné que le sentiment ordinaire d'existence est imprégné d'un sentiment d'existence inhérente, quand nous affirmons que les objets extérieurs existent du point de vue de notre conception ordinaire, non seulement nous ne dépassons pas le point de vue Chittamatra, mais nous tombons bien en-deçà. Nous ne faisons en fait qu'étayer artificiellement notre méprise innée qui attribue à tort une existence inhérente aux objets extérieurs. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L3: [6. Le système de la Voie médiane ou Madhyamika (Staying away from both eternalism and nihilism)] :L3 L5: [Une voie médiane entre l’éternalisme et le nihilisme] :L5 . Nagarjuna fut le pionnier de l'école de la Voie médiane ou Madhyamika en affirmant dans son Traité sur la Voie médiane et dans d'autres oeuvres que l'enseignement du Bouddha sur la vacuité, ou réalité ultime, signifie qu'après analyse, les choses qui semblaient réelles sont introuvables. Rien, par conséquent, n'existe véritablement ou de manière ultime. . Jam-yang-shay-ba donne de l'adepte du Madhyamika cette définition générale: ~ Une personne qui adhère aux principes philosophiques bouddhistes et réfute complètement l'extrême de l'éternalisme - c'est-à-dire l'affirmation que tout phénomène existe ultimement -, et l'extrême du nihilisme - c'est-à-dire l'idée que les phénomènes n'existent même pas conventionnellement39. . -- L'extrême de l'éternalisme est représenté par toute position qui réifie les phénomènes et leur attribue un type d'existence qu'ils n'ont pas. -- L'extrême du nihilisme est représenté par toute position qui réfute les phénomènes en leur niant tout type d'existence. . À vrai dire, chacun des quatre systèmes philosophiques bouddhistes considère que le Madhyamika se place entre les extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme, et que tout autre système philosophique, qu'il soit bouddhiste ou non, tombe dans ces vues extrêmes. D'une manière générale, au fur et à mesure que l'on gravit les échelons de l'échelle guélougpa des systèmes philosophiques, on s'aperçoit que les systèmes contrent l'extrême de l'éternalisme en rejetant de plus en plus de choses, et celui du nihilisme en affirmant de moins en moins de choses. -- L'école Vaibhasika évite l'extrême de l'éternalisme en affirmant que tous les phénomènes composés se désagrègent d'instant en instant, tandis qu'elle échappe à l'extrême du nihilisme en affirmant que tout est substantiellement établi (rdzas grub, dravya-siddha). L'école Vaibhasika est la seule à distinguer l'établissement substantiel de l'existence substantielle (rdzas yod, dravya-sat). Seules les réalités ultimes (par ex. les particules sans parties et les moments indivisibles de conscience) existent de manière substantielle, mais tous les phénomènes sont substantiellement établis en ce sens qu'ils ont leur propre substance autonome40. Dans le système Vaibhasika, on garde le fort sentiment que tout doit avoir sa propre "substance" afin de pouvoir exister. -- Les Adeptes du raisonnement de l'école Sautrantika s'écartent déjà un peu de ce sentiment de substantialité (extrême de l'éternalisme) en considérant que certains existants (par ex. les phénomènes permanents et les personnes) ne sont que des désignations (btags yod, prajnâpti-sat). Ce qui signifie que certaines choses peuvent exister sans avoir de substance propre ni être des entités entièrement autonomes. Comme par exemple les personnes, qui sont désignées par la pensée conceptuelle sur la base de l'appréhension d'agrégats psycho-physiques. Simultanément, L'école Sautrantika évite l'extrême du nihilisme en déclarant que tous les phénomènes sont établis de par leurs propres caractéristiques comme les référents ou la base des mots et des concepts. -- Les adeptes de l'école Chittamatra évitent l'extrême de l'éternalisme en réfutant en partie ce qu'affirmé le système Sautrantika - que les phénomènes existent de par leur propres caractéristiques comme les référents des termes et des concepts. Ils échappent à l'extrême du nihilisme en soutenant que toutes les réalités ultimes sont ultimement établies, existant de par leur propre nature, et que les vérités conventionnelles impermanentes doivent être "réellement existantes" puisqu'elles sont le produit de causes et de conditions. -- Enfin, l'école Madhyamika, qui considère que tous les systèmes inférieurs tombent principalement dans l'extrême de l'éternalisme, évite cet extrême en affirmant que rien n'existe ultimement ni véritablement, et échappe à l'extrême du nihilisme en affirmant que les phénomènes existent de manière conventionnelle. Puisque tout ce qui existe n'existe que conventionnellement, et que rien n'existe ulti-mement, il est important (1) de ne pas confondre l'existence ultime (don dam par yod) avec la réalité ultime (don dam bden pa), ni (2) l'existence conventionnelle (kun rdzob tu yod pa) avec la réalité conventionnelle ou réalité dissimulatrice (kun rdzob bden pa). N'oublions pas que dans tous ces systèmes, les deux réalités sont des objets de connaissance, des existants. Dans l'école Madhyamika, les deux réalités existent toutes deux conventionnellement; aucune n'existe ulti-mement. . Néanmoins, la vacuité (qui est une réalité ultime) étant cette qualité d'être dépourvu d'existence ultime, le fait de connaître une réalité ultime entraîne nécessairement que l'on sache réfuter l'existence outrancière que dans notre ignorance nous superposons au monde. De même, la compréhension des réalités dissimulatrices nous permet de savoir comment les personnes, les actes, leurs effets et autres types de phénomènes conventionnels existent de manière conventionnelle. Par conséquent, les deux réalités nous permettent d'expliquer comment les choses existent sans exister de manière ultime ni véritablement. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L4: [7. La branche des Autonomes ou Madhyamika-Svatantrika] :L4 . -- 1. Présentation des subdivisions du Madhyamika. -- 2. Existence ultime: de la vacuité comme mode d'être final de tout phénomène. -- 3. Le spectacle magique: une métaphore de l'existence conventionnelle des phénomènes selon leurs caractéristiques propres. -- 4. définition des deux réalités: la vacuité ou perception directe de la réalité ultime. -- 5. La division des réalités dissimulatrices: conventions réelles et irréelles. -- 6. Les Autonomes adeptes des Sutra (Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika) et les Autonomes adeptes de la pratique yoguique (Yogacara-mâdhyatnika-Svatantrika). -- 7. L'absence de soi . L5: [1. Présentation des subdivisions du madhyamika] :L5 . Les érudits tibétains divisent l'école de la Voie médiane ou Madhyamika en deux branches: -- la branche des Autonomes (rang rgyud pa, Svatantrika) et -- la branche des Conséquentialistes (thaï 'gyur pa, Prasangika). . On ne trouve toutefois pas trace de l'utilisation de ces termes pour désigner deux sous-systèmes distincts dans la littérature indienne. Ils furent probablement inventés au XIe siècle par les érudits tibétains après la traduction des oeuvres de Chandrakirti. Frappés par la façon dont Chandrakirti insiste sur l'utilisation de la conséquence logique et par la virulence de son attaque de Bhavaviveka, ils appelèrent -- Chandrakirti et ses partisans les "Conséquentialistes" (Prasangika) tandis qu'ils surnommaient -- Bhavaviveka et ses adeptes les "Autonomes" (Svatantrika). . Ces termes renvoient à des opinions contraires concernant la façon dont les tenants du Madhyamika devraient construire leur argumentation face à leurs adversaires. -- Bhavaviveka prônait l'utilisation de syllogismes autonomes (sbyor ba, prayoga), ou bien encore de la conséquence logique (thaï 'gyur, prasanga) finalement suivie de syllogismes. Il critiquait le commentaire qu'avait fait Buddhapalita du Traité sur la Voie médiane de Nagarjuna, arguant que la méthode logique de Buddhapalita péchait par le fait de recourir essentiellement à la contradiction par la conséquence logique - ou réduction par l'absurde - et n'aboutissait pas à une juste démonstration syllogistique. -- Chandrakirti prit la défense de Buddhapalita en rétorquant que l'on n'exigeait pas d'un adepte de la Voie médiane qu'il construise des arguments qui se concluent en syllogismes. . C'est Tsong Khapa qui le premier affirma que cette distinction entre Svatantrika et Prasangika ne venait pas seulement d'une différence de méthode, mais aussi de leurs points de vue philosophiques41. Il montra que la manière dont Bhavaviveka insiste sur l'usage possible de syllogismes implique que les deux parties s'accordent sur les termes du débat, c'est-à-dire acceptent implicitement ou explicitement que les consciences qui certifient les termes du débat certifient aussi leur existence inhérente. De ceci, Tsong Khapa déduisit que, contrairement à Chandrakirti, Bhavaviveka acceptait le fait que les phénomènes existent tels qu'ils semblent exister de manière inhérente (rang bshin gyis grub pa, svabhâvasiddha), c'est-à-dire de par leurs propres caractéristiques (rang gi mtsan nyid kyis grub pa, svalaksanasiddha). . Donc, -- l'adepte de la branche Madhyamika-Svatantrika est celui qui refuse d'attribuer une existence ultime et véritable aux phénomènes (évitant ainsi de chuter dans l'extrême de l'éternalisme), mais affirme qu'ils existent de manière inhérente au niveau conventionnel (évitant par là l'extrême du nihilisme). -- Le Madhyamika-Prasangika, par contre, leur nie toute existence inhérente, même au niveau conventionnel (évitant ainsi l'extrême de l'éternalisme), tout en reconnaissant leur existence au niveau simplement conventionnel (évitant par là l'extrême du nihilisme). . Pour les Svatantrika, l'absence d'existence véritable est une réalité ultime. Cette vacuité est une absence de soi subtile des phénomènes, c'est-à-dire la chose la plus profonde qui doive être réalisée sur la voie du bodhisattva. L'absence d'existence ultime et l'absence d'existence véritable sont deux manières de désigner la même chose. Par conséquent, si l'on veut comprendre ce qu'est la réalité ultime pour la branche Svatantrika, il faut d'abord comprendre comment une chose existerait si elle existait véritablement ou de manière ultime. Il nous sera alors possible de comprendre que la réalité ultime n'est autre que l'absence d'une telle existence véritable et ultime des phénomènes. . L5: [2. Existence ultime] :L5 . Que signifierait exister véritablement ou de manière ultime? Dans La Splendeur du Raisonnement, Bhavaviveka suggère qu'exister de manière ultime reviendrait à posséder la capacité de résister à l'analyse d'un esprit ultime. Un esprit ultime est une conscience dotée d'une sagesse analytique qui cherche à découvrir la façon dont les choses existent, leur mode d'être final. Si une chose existait de manière ultime, elle existerait pour la conscience qui cherche à analyser son mode d'être final au moyen du raisonnement. Autrement dit, si une chaise existait vraiment, quand je m'efforce de découvrir de quelle façon cela se peut, je dois trouver au bout du compte la chaise elle-même. Au lieu de cela, explique Bhavaviveka, l'esprit qui cherche la nature finale de la chaise ne trouve que la vacuité de la chaise, c'est-à-dire sa qualité d'être dénuée d'existence véritable. Il est important de faire la différence entre "ce qui est trouvé (rnyed) par un esprit ultime" et "ce qui est capable de résister à l'analyse d'un esprit ultime". Les consciences de sagesse analytique d'ordre ultime des êtres trouvent des réalités ultimes. Toutefois, rien ne résiste à l'analyse d'un esprit ultime. -- Certains des premiers érudits tibétains (par ex. Tchapa Tchôkyi Sengué [Phya pa Chos kyi sen ge]) qui ne faisaient pas cette distinction arrivèrent à la conclusion que la vacuité doit exister ultimement parce qu'elle existe pour l'esprit ultime. -- D'autres (par ex. Ngok Loden Sherap [rNgog bLo Idan shes rab]), certains que la vacuité ne pouvait exister de manière ultime arrivèrent à la conclusion que la vacuité ne peut être connue car ni l'esprit conventionnel ni l'esprit ultime ne peuvent la découvrir. -- L'interprétation de Tsong Khapa est que la vacuité est trouvée, connue et réalisée par un esprit ultime qui se livre à l'analyse et que c'est, par conséquent, une réalité ultime. Mais elle n'existe toutefois pas de manière ultime, parce qu'elle n'est pas découverte par l'esprit ultime qui analyse la vacuité elle-même. Par exemple, quand l'analyse porte sur une chaise, l'esprit ultime ne trouve pas la chaise mais la vacuité de la chaise. Lorsque l'analyse porte sur la vacuité de la chaise, l'esprit ultime ne trouve pas la vacuité de la chaise mais la vacuité de la vacuité de la chaise, et ainsi de suite. En d'autres termes, la vacuité n'est pas plus capable qu'autre chose de résister à l'analyse ultime. Chaque vacuité est le mode d'être final d'un phénomène (qu'il s'agisse d'une réalité ultime ou d'une réalité dissimulatrice), mais aucune vacuité n'est son propre mode d'être final. . Donc, si l'on s'en tient à la lecture guéloug de Bhavaviveka, une existence ultime impliquerait qu'une chose existe dans sa nature finale, alors que la vacuité d'un phénomène attire l'attention sur son incapacité à résister à l'analyse de sa nature finale. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il récapitule la vue du système Svatantrika, Tsong Khapa établit que l'ignorance qui s'imagine qu'une chose peut supporter l'analyse ultime de sa nature est une ignorance artificielle, une idée due à la mauvaise influence des doctrines défectueuses des autres systèmes. Ce mode de pensée concernant l'existence ultime n'est pas inné. . Afin de trouver ce que signifie "existence ultime" pour le système Svatantrika, c'est-à-dire le sentiment erroné d'existence ultime qui s'élève de façon innée et constitue la racine de la souffrance dans le cycle des existences, Tsong Khapa fait appel à un adepte indien tardif du système autonome de la Voie médiane. D'un passage de Kamalasila, il déduit que l'existence ultime (si tant est qu'elle soit possible) serait la qualité qu'aurait un objet d'exister de par son propre mode singulier d'existence, sans s'appuyer sur le fait d'être établi de par son apparition à une conscience non défectueuse. Le statut conventionnel des objets signifie qu'ils existent de par leur propre mode d'existence, mais uniquement par rapport au fait d'apparaître à un esprit non défectueux. Une conscience non défectueuse est une conscience sensorielle ou mentale qui n'est pas affectée par des causes d'erreur superficielles ou profondes. Les causes d'erreur superficielles sont des circonstances temporaires accidentelles qui causent une perception ou une idée erronée - par ex. des reflets, l'écho, les mirages, l'absorption de drogues, l'étude des systèmes inférieurs, etc. Les sources profondes d'erreur sont des méprises innées, comme le fait de croire que les choses existent de manière ultime. Les phénomènes ne sont pas établis au travers de leur apparition à de telles consciences abusées, mais par leur apparition à des consciences correctes. . L5: [3. Le spectacle magique] :L5 . La comparaison traditionnelle avec un spectacle magique nous permettra peut-être de mieux saisir comment les choses peuvent exister de par leur propres caractéristiques au niveau conventionnel, sans pour autant exister de manière ultime. Après avoir exposé cette métaphore, nous l'expliquerons rapidement selon la vue générale du système Madhyamika, puis nous verrons en détail comment cette comparaison peut contribuer à expliquer la vue de la branche Svatantrika. . Imaginons que par l'application d'un onguent particulier et la récitation d'un mantra, un magicien puisse faire qu'un petit rocher semble être un éléphant. Le charme agit en affectant autant la pierre que toutes les personnes présentes, c'est-à-dire les spectateurs et le magicien. Tout ceux qui assistent à l'application du baume et à la récitation du mantra voient ce qui paraît être un éléphant. Les spectateurs, eux, prennent cet éléphant fictif pour un vrai. Certains s'inquiètent de ce qu'il pourrait devenir dangereux, quelques-uns sont jaloux du magicien qui possède une si belle bête, et les autres se demandent s'ils pourront l'acheter ou l'emprunter à l'occasion d'une fête ou pour défricher leur nouveau champ. Le magicien aussi voit l'éléphant apparaître, mais à la différence des spectateurs il sait que c'est une illusion et qu'il n'y a pas d'éléphant. Puis, d'autres gens arrivent après coup, alors que le mantra a déjà été récité. Contrairement au magicien et aux autres spectateurs, ces retardataires ne sont pas affectés par le mantra, et par conséquent ils ne voient pas d'éléphant, juste un rocher. Mais l'un d'eux est clairvoyant. Comme les autres, il ne voit que de la pierre quand il regarde le rocher, il ne le prend par pour un éléphant. Mais en même temps, puisqu'il voit dans l'esprit de ceux qui ont assisté à la récitation du mantra, il voit aussi l'éléphant fictif qui leur apparaît. . Cette comparaison implique donc un rocher, un éléphant et au minimum quatre personnes: -- le spectateur ordinaire (qui voit un éléphant et le croit vrai), -- le magicien (qui voit l'éléphant mais sait qu'il s'agit d'une illusion, -- le retardataire (qui ne voit qu'une pierre) et -- le retardataire clairvoyant (qui, de son point de vue, ne voit qu'un rocher, mais voit aussi l'éléphant qui apparaît aux autres)42. -- Le rocher représente les phénomènes non revêtus d'une existence réelle. -- L'éléphant représente ces mêmes phénomènes habillés d'une existence réelle. -- Le spectateur ordinaire - qui voit l'éléphant, le croit vrai et est en proie à la peur, à la convoitise, à l'envie, etc. - est semblable à l'être ordinaire qui, lorsqu'il perçoit un phénomène, croit à tort qu'il existe réellement et se trouve, par conséquent, pris dans le piège du cycle des existences. -- Le retardataire qui ne voit qu'un rocher est pareil à un bouddha, parce que l'esprit d'un bouddha n'est absolument pas sujet à l'erreur. -- Et, de manière similaire, le retardataire clairvoyant qui voit à la fois la pierre (selon son propre point de vue) et l'éléphant (parce qu'il voit ce qui apparaît aux autres) est pareil au bouddha omniscient qui voit la totalité des phénomènes, les phénomènes trompeurs et ceux qui ne le sont pas, l'ensemble des réalités dissimulatrices et des réalités ultimes. -- Le magicien peut se comparer à l'arhat qui, bien qu'il perçoive les phénomènes comme réellement existants, a surmonté la vision ignorante qui attribue une existence substantielle aux personnes et n'est donc pas entraîné dans des émotions affligeantes. . Voyons maintenant comment cette métaphore peut nous aider à comprendre la position du système Svatantrika selon laquelle l'absence d'existence ultime signifie que les choses n'existent pas de par leur propre mode d'existence particulier si elles ne sont pas établies par le fait d'apparaître à un esprit non défectueux. . Le rocher prend l'apparence d'un éléphant parce que l'esprit du spectateur est affecté par le mantra - sinon c'est une pierre qui apparaîtrait. D'autre part, la récitation du mantra affecte aussi la pierre. Alors qu'une pierre ordinaire n'a pas les qualités qui lui permettraient de prendre l'apparence d'un éléphant, une pierre qui a subit l'effet du baume et du mantra gagne un caractère objectif qui lui donne la possibilité d'apparaître sous la forme d'un éléphant. En appliquant le mantra à la pierre, c'est comme si le magicien peignait l'image d'un éléphant dans un tableau en trois dimensions. Si la pierre ne se manifestait pas sous la forme d'un éléphant, les spectateurs ne la prendraient jamais pour un éléphant. La pierre n'apparaît pas d'elle-même comme un éléphant sans que l'esprit n'y participe, mais elle a un mode d'être particulier qui apparaît comme un éléphant. L'éléphant n'existe qu'en fonction du fait qu'il apparaît à l'esprit qui est affecté par le mantra, mais il n'en est pas pour autant une fabrication dépourvue de base ni une projection. . De façon analogue, le système Svatantrika considère que deux facteurs contribuent à la façon dont les choses existent conventionnellement: -- le mode d'existence objectif de l'objet ou ses caractéristiques et -- le fait que l'objet apparaît à une conscience conceptuelle ou non conceptuelle qui ne soit pas défectueuse. . Aucun de ces deux facteurs ne suffit en lui-même à établir l'existence de l'objet. Sans son caractère objectif, un phénomène ne pourrait jamais apparaître à une conscience défectueuse. Donc, du point de vue des Svatantrika, les Prasangika tombent dans l'extrême du nihilisme en niant le fait que les tables, les chaises, les personnes, les actes, etc. existent de par leurs caractéristiques propres, même conventionnellement. . Les Svatantrika insistent sur le fait que les choses doivent avoir une base objective. Si l'on voit un éléphant quand on voit une simple pierre sur laquelle aucun mantra n'a été utilisé, ou si l'on voit un tigre quand on regarde un tableau vierge, alors cet éléphant ou ce tigre sont entièrement irréels et fictifs. Si tous les phénomènes étaient établis de manière analogue, comme de simples constructions mentales sans la contribution des caractéristiques propres à l'objet, alors (disent les Svatantrika) il n'y aurait aucune manière d'établir les liens définitifs qu'il y a entre les actes et leurs conséquences karmiques, aucun moyen d'établir les personnes comme les agents des actes et comme ceux qui expérimentent leurs effets, aucun moyen d'établir le chemin, etc. . D'autre part, les Svatantrika pensent qu'un phénomène tire son statut d'entité de la conscience non défectueuse à laquelle il apparaît. Un tigre peint n'apparaît pas comme un tigre de manière indépendante; il apparaît comme un tigre relativement à l'esprit qui appréhende le tableau. De la même manière, les phénomènes ont un mode d'existence qui leur est propre, mais ce mode d'existence dépend de leur apparition à une conscience en bon état de fonctionnement. S'ils avaient leur propre mode d'existence même sans apparaître à une conscience non défectueuse, ils existeraient de manière ultime. Affirmer (comme le font les systèmes philosophiques inférieurs) que certains phénomènes (ou la totalité) existent de manière ultime revient à tomber dans l'extrême de l'éternalisme. Outre l'idée d'existence que confère l'étude des systèmes inférieurs, se trouve aussi en nous une ignorance innée concevant l'existence ultime; c'est la racine de la souffrance dans le cycle des existences. Cette ignorance est une conscience conceptuelle qui appréhende ses objets comme existant exclusivement de leur propre point de vue - sans se fonder sur leur apparition à une conscience non défectueuse. . L5: [4. Définition des deux réalités] :L5 . Ngawang Palden présente ainsi les deux réalités dans le système Svatantrika43: -- Une réalité ultime se définit comme un phénomène appréhendé par une perception directe valide qui le perçoit lorsque s'évanouit l'apparence dualiste. -- Une réalité dissimulatrice se définit comme un phénomène appréhendé par une perception directe valide qui le perçoit en lui associant une apparence dualiste. . Selon le contexte, l'apparence [ou perception] dualiste (gnyis snang) peut signifier diverses choses, notamment -- l'apparence d'une représentation générique, -- la perception d'un sujet et d'un objet, -- l'apparence d'existence réelle, -- l'apparence de différence et -- l'apparence de tout phénomène de type conventionnel. . Ici, l'évanouissement de l'apparence dualiste signifie l'évanouissement de tous les types d'apparence dualiste. D'une façon générale, toutes les perceptions directes sont dépourvues du premier type d'apparence dualiste puisqu'elles appréhendent directement leur objet, sans recourir à une représentation générique. La plupart des perceptions directes recèlent quelques-uns des autres types d'apparence dualiste, et certaines les réunissent tous. Si une perception directe appréhende son objet via un type quelconque d'apparence dualiste, cet objet est alors une réalité dissimulatrice. . Lorsqu'un être réalise directement l'absence d'existence réelle, tout type d'apparence dualiste s'évanouit. Le sentiment de différence entre le sujet et l'objet est absent ainsi que toute apparence de phénomène conventionnel. Dans leur nature finale, la vacuité et l'esprit qui réalise la vacuité, réunis dans un goût unique, sont vides d'existence réelle. Réaliser directement la vacuité a été comparée au fait de verser de l'eau claire dans de l'eau claire. La réalisation directe de la vacuité s'élevant de manière totalement non duelle, la vacuité est une réalité ultime. . On peut aussi réaliser la vacuité de manière conceptuelle, par l'inférence. En fait, la tradition guéloug met l'accent sur le fait qu'une connaissance inférentielle de la vacuité est un tremplin pour la connaissance directe de la vacuité. La Splendeur du raisonnement abonde en exemples venant étayer ce point de vue. Ces définitions des deux réalités ne signifient donc pas que seule une connaissance directe de la vacuité soit possible. Tandis que les consciences d'ordre conceptuel sont immanquablement dualistes, les perceptions directes peuvent être soit dualistes soit totalement non duelles - suivant que l'objet des unes ou des autres est une réalité dissimulatrice ou une réalité ultime. . Bien que les Guélougpa divergent sur des points subtils relatifs aux diverses définitions des deux réalités dans le système Madhyamika, rien n'empêche en général d'utiliser ce jeu de définitions dans les systèmes Prasangika ou Svatantrika. . Ce genre de définition a été utilisé dans le système Prasangika par des érudits comme Gyeltsap (rGyal tshab) et Jam-yang-shay-ba. Les Prasangika s'écartent des Svatantrika en ce qui concerne les caractéristiques précises de la vacuité, mais sont d'accord avec eux pour dire que la vacuité, lorsqu'elle est réalisée directement par un être, est expérimentée dans un état libéré de l'apparence dualiste. . Un bouddha (qui, ayant abandonné toute limitation, n'est plus classé parmi les êtres vivants) réalise continuellement et simultanément la totalité des phénomènes au moyen de l'ensemble des six consciences sensorielles et mentale. Ceci signifie qu'un bouddha perçoit l'apparence dualiste (pour ce qui est des phénomènes conventionnels) en même temps qu'il réalise directement la vacuité. Nul besoin toutefois de faire du mode de cognition d'un bouddha une exception à ces définitions, parce que les bouddhas réalisent toutes les réalités ultimes dans l'évanouissement de l'apparence dualiste, et toutes les réalités dissimulatrices par une association avec l'apparence dualiste. L'apparence dualiste qui se manifeste à un bouddha dans sa perception des réalités conventionnelles n'interfère pas avec la vision simultanée et totalement non dualiste de la vacuité. . L5: [5. Division des réalités dissimulatrices] :L5 . Les Svatantrika divisent les réalités dissimulatrices en conventions réelles (yang dag kun rdzob, tathya-samvrti) et en conventions irréelles (log pa'i kun rdzob, mitya-samvrtf). . Dans La Distinction des Deux Réalités, Jnànagarbha dit: ~ Les réalités superficielles vraie et erronée se distinguent respectivement ~ Par leur capacité ou incapacité à fonctionner telles qu'elles apparaissent44. . Un mirage, un reflet, le charme d'un magicien, etc. sont autant de choses qui existent et sont des réalités dissimulatrices. Cependant, elles induisent en erreur la conscience sensorielle qui les perçoit. Elles paraissent capables de fonctionner comme de l'eau et ainsi de suite alors qu'en fait elles ne le peuvent pas et se rangent de ce fait dans la catégorie des conventions irréelles. Par contre, l'eau, un visage, un éléphant, etc. peuvent effectivement fonctionner comme ils apparaissent à la perception directe ordinaire. On les range en conséquence dans les conventions réelles. . L5: [6. Les autonomes adeptes des sutra (sautrantika-madhyamika-svatantrika) et les autonomes adeptes de la pratique yogique (yogacara-madhyamika-svatantrika)] :L5 . Comme le suggère cette division en conventions réelles et irréelles, les Svatantrika (selon la présentation guéloug) font vraiment confiance à la façon dont les choses apparaissent à la perception directe. Les Svatantrika (à la différence des conséquentialistes) pensent que l'information brute transmise par la perception directe ne peut être trompeuse en ce qui concerne l'existence ultime ou l'existence inhérente45. C'est-à-dire que lorsque ma conscience visuelle voit une chaise bleue, elle semble exister de manière inhérente et existe effectivement de manière inhérente. Elle ne paraît pas exister de manière ultime et, effectivement, n'existe pas de manière ultime. Le fait de se méprendre sur une existence ultime commence avec l'apparition d'une conceptualisation erronée. Dès le premier soupçon d'appréhension conceptuelle, avant même que j'aie pensé "Ah! je vois une chaise bleue!", la chaise semble exister de manière ultime, comme une chose qui peut s'établir d'elle-même indépendamment de la conscience qui la perçoit. . Bien que les Svatantrika s'accordent tous à dire qu'une perception directe ne peut prendre à tort les choses comme existant de manière ultime46, ils divergent sur la question de savoir si une telle conscience peut se méprendre sur l'apparente extériorité des objets. Bhavaviveka et ses adeptes sont qualifiés d'Autonomes adeptes des Sutra (Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika) parce que, à l'instar des tenants de l'école Sautrantika, ils affirment que les objets extérieurs existent de manière inhérente. Comme nous l'avons expliqué plus haut, Bhavaviveka était plutôt hostile à la position de l'école Chittamatra selon laquelle les objets ne sont pas des entités différentes de l'esprit qui les appréhende. Par conséquent, les Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika soutiennent qu'une perception directe normale ne se méprend pas sur l'apparence des objets extérieurs ou à l'égard de quoi que ce soit d'autre. Tout ce qui apparaît aux yeux et aux oreilles en bon état de fonctionnement d'une personne ordinaire existe bien, au niveau conventionnel, exactement tel qu'il apparaît. . La branche yogique du système des Autonomes (Yogacara-Madhyamika-Svatantrika) - historiquement la dernière à se développer pleinement - combine les idées du Madhyamika héritées de Nagarjuna et de Bhavaviveka avec les idées du Chittamatra héritées d'Asanga. Bien que Santaraksita ne fût pas le premier érudit à adopter une telle approche, il est considéré comme le fondateur du système parce qu'il fut le premier à élaborer ce point de vue de manière systématique. Suivi par des successeurs comme Kamalasila et Jnana-garbha, Sàntaraksita pensait que (1) rien n'existe de manière ultime et (2) même au niveau conventionnel, il n'y a pas d'objets qui soient des entités différentes de l'esprit qui les appréhende. Partageant le point de vue général selon lequel l'absence d'existence ultime est la profonde et subtile absence de soi qui doit être réalisée sur la voie du bodhisattva, le système des Yogacara-Madhyamika-Svatantrika traite l'absence de différence d'entité entre le sujet et l'objet comme une grossière insubstantialité des phénomènes. Dans son Ornementation à la Voie Médiane, Sàntaraksita propose exactement le contraire de ce que conseillait Bhavaviveka: utiliser d'abord la doctrine de "l'Esprit Seul" pour réfuter les objets extérieurs et ensuite progresser vers une réfutation de l'existence réelle des consciences. . En Inde, le système Chittamatra et le système Madhyamika s'épanouirent côte à côte, ce qui favorisa de nombreuses interactions. Cette relation fut parfois harmonieuse, comme en témoignent les érudits qui (à l'instar d'Asanga) écrivirent des traités distincts relatifs aux deux systèmes, ou ceux, plus tardifs, qui (comme Sàntaraksita, etc.) combinèrent des idées issues des deux systèmes pour créer une nouvelle branche. Mais il arriva aussi que, les partisans des deux systèmes produisent des traités réfutant le système adverse. . Parmi les critiques avancées par le système Madhyamika concernant le système Chittamatra , il en est une centrale: le fait que tout en diminuant la réification des objets extérieurs, il tend à réifier l'esprit. Nous avons vu que le système Vaibhasika considère que seul existe de manière ultime ce qui est irréductible, et qu'il s'attaque à l'impression que les phénomènes composés sont des ensembles unitaires et substantiels. Toutefois, l'échelon suivant sur l'échelle des doctrines, le système Sautrantika, refuse de considérer les parties irréductibles comme plus réelles que les ensembles composés. De façon en quelque sorte parallèle, le système Madhyamika considère que, dans son effort pour réfuter les objets extérieurs, le système Chittamatra penche à tort vers le sujet. Nous pensons d'ordinaire que si une chose n'existe pas séparément de notre esprit, elle ne peut pas exister du tout. Le Chittamatra cherche à dépasser cette méprise en posant des objets qui existent réellement tout en formant néanmoins une entité unique avec la conscience. Parler de la réfutation d'une différence d'entité entre le sujet et l'objet comme d'une réfutation des objets extérieurs - plutôt que d'une réfutation de sujets intérieurs - expose le système Chittamatra à être accusé de partialité et d'attribuer ainsi une sorte de réalité renforcée aux consciences, particulièrement à l'esprit-base-de-tout. . Dans le Madhyamika, les ensembles dépendent de parties, mais les parties dépendent aussi des ensembles; les effets dépendent de causes, mais les causes aussi dépendent d'effets; et les objets dépendent de sujets, mais les sujets aussi dépendent d'objets. Rien n'est ce qu'il est, de manière autonome, essentielle, ultime ou indépendante. L'esprit joue tout de même un rôle particulier dans l'existence du monde parce que rien n'y est établi, excepté par le fait d'apparaître à un esprit non-défectueux. Mais rien n'indique ou n'implique que les consciences soient plus réelles qu'autre chose. Les consciences n'existent pas en elles-mêmes ni d'elles-mêmes, mais seulement par rapport aux autres phénomènes - comme ce qui connaît son objet et comme des objets qui apparaissent aux autres consciences47. . L5: [7. L'absence de soi] :L5 . Comme nous l'avons vu, pour les systèmes doctrinaux des véhicules inférieurs se libérer du cycle des existences implique que l'on réalise que la personne est dénuée de toute nature substantielle et autonome. En outre, les systèmes Chittamatra et Madhyamika-Svatantrika aussi sont d'accord pour dire qu'il s'agit là de l'absence subtile de soi de la personne que certains pratiquants des véhicules inférieurs prennent pour objet principal de leur méditation. Selon tous les systèmes, excepté celui des Prasangika, il est possible de se libérer du cycle des existences principalement par le fait de méditer sur l'inexistence de la personne autonome. Il règne une certaine controverse chez les Guélougpa concernant la question de savoir si les Svatantrika rangent l'inexistence de la personne autonome dans les réalités ultimes, mais il semble a l'évidence que c'est le cas48. . Au sein du système des Svatantrika, les Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika et les Yogacara-Madhyamika-Svatantrika divergent en ce qui concerne l'objet principal de la méditation des réalisés solitaires, l'un des deux types de pratiquants des véhicules inférieurs. Pour les Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika, à nouveau, il s'agirait de l'inexistence de la personne autonome, tandis que pour les Yogacara-Madhyamika-Svatantrika il s'agirait de l'absence de différence d'entité entre un objet et la conscience qui l'appréhende. Pour le système Chittamatra cette dernière vacuité est la subtile insubstan-tialité des phénomènes que réalisent les bodhisattvas. Or, pour les Yogacara-Madhyamika-Svatantrika il ne s'agit que d'une grossière insubstantialité des phénomènes que les bodhisattvas réalisent comme un tremplin vers la vacuité subtile, et non du le principal objet de leur méditation. . Tous les Svatantrika considèrent que l'absence d'existence ultime est la subtile absence de substantialité des phénomènes et l'objet principal de la méditation sur la voie du bodhisattva. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L4: [8. La branche des Conséquentialistes ou Madhyamika-Prasangika] :L4 . -- Présentation et définitions. -- L'esprit crée le monde: l'interdépendance du sujet et de l'objet, les phénomènes en tant que simples désignations conceptuelles. -- Validité du point de vue conventionnel: l'acceptation des vues du monde en matière de réalité conventionnelle. -- Les deux réalités. Objets de connaissance, esprit ultime et vacuité. -- La base de distinction. -- Larelation entre les deux réalités: exclusion mutuelle, unité d'entité et opposition. -- Les termes "réalité dissimulatrice" et "réalité ultime". -- Définitions. -- les divisions de la réalité dissimulatrice: les réalités acceptables selon les vues du monde et celles qui sont irréelles de ce point de vue. . L5: [1. Présentation et définitions] :L5 . Le bouddhisme nous enseigne que, dans notre ignorance innée, nous attribuons à tort plus de réalité aux personnes et aux choses qu'elles n'en ont. Les divers systèmes philosophiques tombent d'accord sur le fait que toute souffrance trouve ses racines dans l'ignorance la plus subtile et la plus profonde, mais ils divergent quant à l'estimation de la profondeur de ces racines. Le pratiquant bouddhiste est semblable à un chirurgien qui, bien que recevant les conseils d'un praticien plus expérimenté, doit opérer sur lui-même. Il doit inciser assez profondément pour atteindre la source de ses maux, l'ignorance la plus subtile, sans pour autant aller jusqu'à endommager des organes vitaux - l'éthique, la compassion, la voie, la bouddhéité, etc. Une incision trop superficielle peut bien apporter quelque bienfait mais ne soignera pas. Une incision trop profonde mène au dangereux extrême du nihilisme. . L'échelle guélougpa des systèmes philosophiques avance par affinages successifs dans la description de "la profondeur de l'incision", c'est-à-dire du type de soi qui doit être réfuté et du type d'ignorance à abandonner pour atteindre une santé parfaite. Au sommet de l'échelle se trouvent les Conséquentialistes ou Prasangika, qui prônent l'incision la plus profonde dans notre façon habituelle de voir les choses. La branche des Prasangika, comme nous l'avons vu, réfute une existence inhérente (rang bzhin gyis grub pa, svabhâva-siddhi). Hopkins énumère seize autres noms utilisés par les Conséquentialistes pour nommer le soi subtil qui fait l'objet de cette négation. . On y trouve entre autres49: -- existence réelle (bden par yod pa, satya-sat) -- existence ultime (don dam par yod pa, paramartha-siddhï) -- existant de par ses propres caractéristiques (ranggi mtshan nyid kyis grub pa, svalaksana-siddhi) -- existence substantielle (rdzas yod, dravya-sat) -- existence de l'objet par lui-même (rang ngos nas grub pa, svarûpa-siddhi) . Tandis que les divers systèmes philosophiques ne s'accordent pas sur le sens de ces termes, usant chacun de combinaisons différentes50 pour définir, affirmer et réfuter leurs référents, les Prasangika les considèrent comme équivalents et les réfutent tous sur le plan conventionnel comme sur le plan ultime. . Les Svatantrika réfutent l'existence réelle (qu'une chose soit son mode d'être final) et l'existence ultime (que l'on puisse trouver quelque chose en ultime analyse), mais considèrent que les phénomènes existent, au niveau conventionnel, de par leurs propres caractéristiques, de manière inhérente et par eux-mêmes. Du point de vue des Guélougpa, la branche des Svatantrika (et tous les systèmes qui lui sont inférieurs) sont incapables de distinguer l'existence inhérente (rang bzhin gyis grub pa, svabhâva-siddhi) de l'existence (yod pa, bhava). Il semble aux Svatantrika que si l'on niait complètement que les objets puissent exister par eux-mêmes y compris au niveau conventionnel, il serait alors tout à fait impossible de déterminer les objets. On ne trouverait ni personnes, ni voie, ni éthique, ni bouddha. Donc, tout en niant que l'on puisse trouver les phénomènes en ultime analyse, ils reconnaissent une existence inhérente au niveau conventionnel afin d'éviter de chuter dans le nihilisme. . Par exemple, bien que la personne n'existe pas de manière ultime pour Bhavaviveka, au niveau conventionnel il situe le soi ou la personne dans la conscience mentale. En fait, la plupart des systèmes inférieurs considèrent ainsi que la personne n'existe pas substantiellement et est uniquement désignée sur la base des agrégats, mais qu'il doit cependant y avoir parmi ces agrégats ou dans leur réunion quelque chose (comme, par exemple, le continuum des consciences mentales, l'esprit-base-de-tout, etc.) qui est la personne. Les phénomènes auxquels on attribue une existence sont ceux dont l'apparence dépend de celle d'un autre phénomène de caractère différent. Par exemple, une armée apparaît relativement à ses soldats, une forêt apparaît en fonction de ses arbres, une personne apparaît en fonction des agrégats du corps et de l'esprit. Dans le système des Madhyamika-Svatantrika et ceux qui le précèdent, le phénomène désigné peut toujours être identifié comme quelque chose qui se trouve au milieu de ses bases de désignation: une armée est un groupe de soldats; une personne est le composé de ses agrégats ou encore la conscience mentale ou même le continuum des consciences mentales, etc. Du point de vue de Bhavaviveka, tous les phénomènes existants peuvent ainsi être découverts dans leurs bases de désignation (et existent par conséquent de manière inhérente au niveau conventionnel), mais ne sont pas en eux-mêmes leur nature finale (et par conséquent n'existent pas de manière ultime). . Pour les Prasangika, la soi-disant "existence conventionnelle" ou même "existence imputée" de ces systèmes est véritablement une forme déguisée d'existence substantielle, c'est-à-dire d'existence inhérente. Si l'on pouvait trouver quelque chose qui soit la personne parmi les bases de désignation de la personne, il s'agirait alors d'une personne existant ultimement et de manière inhérente, et que l'on pourrait trouver en dernière analyse. Lorsque les Prasangika déclarent que tous les phénomènes ont seulement une existence imputée, ils veulent dire qu'ils ne résistent pas à l'analyse et que par conséquent, ils n'existent pas au sein de leurs bases de désignation, même au niveau conventionnel. Le yogi qui recherche la vraie nature de la personne par la méditation analytique n'aboutit à rien qui soit la personne; il réalise seulement sa vacuité. La vacuité est, par conséquent, la nature finale, l'ultime réalité, le mode d'être de tout ce qui existe. . Pour les Prasangika, il y a une contradiction dans le discours des Svatantrika quand ils affirment l'existence inhérente tout en niant l'existence ultime. Selon eux, si quelque chose devait exister d'une quelconque manière par lui-même, de par son propre pouvoir, on devrait le trouver en ultime analyse et, par conséquent, il existerait de manière ultime. Les Prasangika affirment que les tenants des autres systèmes (de même que les gens ordinaires) ne parviennent pas à distinguer l'existence inhérente de l'existence tout court. Ils pensent qu'il est possible pour le yogi de les distinguer, c'est-à-dire de réfuter l'existence inhérente tout en préservant la relation d'ordre conventionnel entre les actes et leurs répercussions morales. . L5: [2. L'esprit crée le monde] :L5 . Que les voitures et les tables soient dénuées de toute nature décelable par l'analyse ne signifie en aucun cas qu'elles n'existent pas. Manifestement, elles existent. Mais quelle sorte d'existence peuvent avoir les choses quand elles n'ont pas la moindre existence par elles-mêmes? . Comme les autres bouddhistes, les Prasangika disent que les choses sont des "productions conditionnées". Elles existent en interdépendance, par relations, et font partie d'une matrice de conditions. . On pose habituellement trois sortes d'interdépendances: -- les causes et les effets qui dépendent mutuellement les uns des autres, comme le feu et son combustible: aucun des deux ne peut exister sans l'autre. -- Les parties et les ensembles qui dépendent les uns des autres, comme les pièces d'une automobile et l'automobile. -- les sujets et les objets qui dépendent les uns des autres, comme la table et l'esprit qui appréhende la table. . Afin d'apprécier la nature radicale de la position des Prasangika, nous devons nous rappeler que cette troisième sorte d'interdépendance est la plus subtile et la plus cruciale des trois. Toutes choses n'existent qu'en tant que "simples dénominations", "simples désignations", "simples attributions" de la pensée. Notre problème essentiel ne réside pas dans le fait de croire à des "particules sans parties (insécables)" ou à un Être permanent et incréé créateur de tout ce qui existe. Ce genre de méprise est grossier - et d'une certaine manière découle de la méprise fondamentale, la source de l'existence cyclique. La racine de toute souffrance n'est autre que la notion selon laquelle les choses ont leur propre statut ontologique - leur propre façon d'exister - sans dépendre de la force de la conscience. C'est, d'après les Prasangika, ce que signifie adhérer à un "soi" ou à une "nature inhérente"51. . C'est assez difficile à saisir et vraiment très différent de la manière dont nous concevons habituellement le monde. . Voici comment Tsong Khapa l'explique: ~ Prenons, par exemple, le cas d'un serpent [imaginaire] que l'on concevrai [à tort] en voyant une corde. Si nous laissons de côté la manière dont ce qui l'appréhende l'imagine, et tentons d'analyser à quoi le serpent ressemble du point de vue de sa véritable nature, on s'aperçoit que ses caractéristiques ne peuvent pas être analysées, tout simplement parce qu'il n'y a pas de serpent dans cet objet. Il en va de même pour [tout autre] phénomène. Supposons que nous laissions de côté l'analyse de la façon dont les phénomènes apparaissent, - c'est-à-dire comment ils se manifestent à une conscience ordinaire - et que l'on analyse les objets [en eux-mêmes et par eux-mêmes], en se demandant: "Quel est le mode d'être de ces phénomènes?", [nous trouverons] qu'ils ne sont établis d'aucune manière. [Toutefois, l'ignorance] ne le voit pas de cet oeil; elle les appréhende comme ayant un mode d'être tel qu'ils peuvent être compris en eux-mêmes et par eux-mêmes, sans que l'on ait à les confirmer par la force d'une conscience ordinaire.52 . Si nous laissons complètement de côté la manière dont un arc-en-ciel apparaît à celui qui le regarde, qu'est-ce que l'arc-en-ciel en lui-même? Oserions-nous dire que c'est un jeu de lumières? Les ondes lumineuses constituent-elles un arc-en-ciel par elles-mêmes, séparément de l'esprit du spectateur situé en un certain point? Et sans tenir compte de la façon dont la lumière apparaît et est perçue par l'esprit, qu'est-elle en elle-même et par elle-même? . Il ne s'agit pas de dire que les choses ont une certaine réalité en elles-mêmes que nous ne sommes malheureusement pas en mesure de saisir parce que nous ne pouvons sortir de nous-mêmes pour adopter "une vision d'en haut" ou la "perspective divine". Le point de vue des Prasangika serait plutôt celui-ci: l'esprit participe à la création de tout ce qui existe. Rien n'existe qui ne soit une désignation conceptuelle. Ceci peut être également dit de la vacuité et même de l'esprit qui opère cette désignation. . Dans le système Chittamatra, il n'existe aucun monde en dehors de l'esprit, mais ici, dans le système Prasangika, il semblerait (étonnamment!) qu'un monde extérieur pleinement fonctionnel dépende entièrement de l'esprit pour exister. Ainsi, quand un dieu, un être humain ou un esprit affamé regardent tous un même bol de liquide, le dieu y voit du nectar, l'être humain de l'eau et l'esprit affamé un mélange de pus et de sang. Chaque type d'être perçoit correctement le fluide selon les facultés des sens qui sont les siennes. Dans le système Chittamatra, l'emplacement apparent de ces trois fluides en un seul et même bol est une preuve qu'il n'existe pas d'objet extérieur à l'esprit. Mais pour les Prasangika, cet exemple illustre le fait que les objets n'ont pas de nature intrinsèque en eux-mêmes; ils existent extérieurement, mais seulement en fonction de l'esprit. De sorte que les Prasangika proclament que le dieu, l'être humain et l'esprit famélique ont tous trois une perception correcte parce que ces trois fluides peuvent être présents simultanément dans le bol en tant qu'objets extérieurs. Ce qu'affirment les Prasangika à propos de ce qui est possible dans un monde extérieur sans existence inhérente est vraiment aux antipodes de nos idées habituelles sur ce qui est possible dans un monde extérieur concret et existant naturellement. . Habituellement, nous imaginons que le monde est déjà pleinement là, très réel, indépendamment de notre esprit, prêt à se révéler à nous. S'il tel n'est pas le cas, comment les Prasangika rendent-ils compte de processus naturels qui semblent se produire en des temps et en des lieux (ou à une échelle) invisibles des êtres vivants comme l'arbre qui tombe dans une forêt déserte ou le Big Bang? Certains érudits guélougpa, quand on leur pose ce genre de question, font allusion à l'esprit des bouddhas omniscients, toujours présent quel que soit l'événement posé. D'autres ne se satisfont pas de cette réponse. En Inde, Guéshé Palden Drakpa m'expliquait que nous devrions simplement penser que "la désignation conceptuelle" est la mesure ou la limite de la réalité des choses53. . Kensur Yéshé Thoubten donne une réponse qui va dans le même sens: ~ Quand nous dormons, il y a beaucoup de choses que nous ne voyons pas et qui sont déterminées par l'esprit. Que les phénomènes soit vus ou non, ils peuvent toujours remplir la condition d'être déterminés par l'esprit. Il n'est pas essentiel que l'esprit soit présent. Par exemple, mille grammes font un kilo de beurre. Je peux disposer d'une pierre d'un kilo grâce à laquelle, sur une balance, je peux m'assurer qu'une certaine quantité de beurre pèse un kilo. Même si la pierre est absente, la mesure de beurre (un kilo) est toujours présente. Pareillement, même si l'esprit qui détermine l'existence de quelque chose est absent [à un moment donné], ce qui a été déterminé est toujours là et il suffit pour cela que la condition d'avoir été déterminé soit remplie. Ainsi, même si on ne constate pas directement la production d'une pousse [dans une forêt déserte], elle est cependant déterminée par l'esprit54. . Ainsi, il est clair que le fait d'être "déterminé par l'esprit" ou "désigné par la pensée" ne signifie pas qu'un esprit doive être spécifiquement là, présent en même temps que l'objet qu'il détermine. La détermination par l'esprit est accomplie même si l'on ne peut identifier de manière spécifique l'esprit qui détermine. . Doit-il y avoir un esprit spécifique qui, tôt ou tard, reconnaisse l'objet? L'exemple du beurre de Kensur Yéshé Thoubten semble indiquer qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait un esprit spécifique pour chaque chose. . Cependant, il dit aussi: ~ Quand une chose est établie par les termes et par l'esprit, cet objet est alors appelé, par exemple, une "radio" et l'esprit y pense en tant que "radio". Cette pensée n'est pas simultanée à la chose mais se produit une fois son existence établie55. . Peut-être pourrait-on rapprocher cette dépendance "rétroactive" vis à vis de l'esprit, contraire à l'intuition, de l'exemple classique du combustible et du feu, qui montre comment les causes et les effets dépendent mutuellement les uns des autres. Le combustible dépend du feu pour être ce qu'il est, même si le combustible est du combustible avant le démarrage du feu. Le feu est logiquement nécessaire au combustible, même si le combustible doit être présent en premier. . Alan Wallace, qui a étudié aussi bien la physique moderne que le Madhyamika, nous livre sa compréhension du problème: ~ Selon une présomption classique [...], si une chose est une simple construction mentale, elle n'existe pas par nature; et si une chose participe effectivement aux interactions physiques, elle doit être indépendante de nos concepts. La vue médiane [...] remet en question cette présomption en suggérant que l'entité conçue par les scientifiques accomplit les fonctions qui lui sont attribuées [...] mais n'existe pas indépendamment de la théorie scientifique. De telles entités viennent à exister par un processus de désignation conceptuelle: nous attribuons à certains phénomènes expérimentaux le statut de preuve des quarks, de l'énergie, etc; et dès lors que cette convention est acceptée, les entités ainsi désignées existent [...] La désignation conceptuelle d'un objet a un effet rétroactif: par exemple, une fois que l'on a conçu les électrons, on peut dire qu'ils ont existé depuis des milliards d'années dans le passé56. . J'ai aussi entendu des maîtres guélougpa affirmer que les efforts déployés pour déterminer la localisation exacte de l'esprit qui désigne relève de l'analyse ultime. D'un point de vue conventionnel, on ne peut pas analyser et définir en termes de succession temporelle la manière dont les choses dépendent de l'esprit auxquels elles apparaissent. Le fait que les choses dépendent de l'esprit donne la mesure de leur existence - au niveau conventionnel ou relatif, lié à l'esprit -, mais pas au niveau ultime ou absolu, qui serait celui d'une existence en soi-même et par soi-même. Tout comme des tables, des chaises, des chars et des personnes ne résistent pas à l'analyse ultime, la manière dont les choses existent conventionnellement ne peut résister à l'analyse ultime. Ce qui veut dire que lorsque l'on cherche à examiner comment les choses existent, on ne trouve en dernière analyse rien qui soit de l'ordre d'un mode d'existence des choses appelé "existence conventionnelle". On trouvera en fin de compte leur seule vacuité, leur nature dépourvue de toute moelle ou substance. "Existence conventionnelle" ou "existence dépendant de l'esprit non-défectueux auquel la chose apparaît" sont des énoncés conventionnels qui nous permettent de comprendre comment il se peut que des phénomènes existent et aient une fonction même en étant dénués de tout type d'existence décelable par l'analyse. Toutefois, de même que le magicien peut comprendre comment l'éléphant illusoire existe parce qu'il a vu la pierre et sait que celle-ci apparaît trompeusement comme un éléphant, nous ne pouvons obtenir une parfaite compréhension de la manière dont les choses existent du point de vue conventionnel que lorsque nous avons réalisé leur véritable nature, la vacuité. . L5: [3. La validité du point de vue conventionnel (emptiness dosn’t mean complete non-existence / nihilism)] :L5 . La désignation conceptuelle est une condition nécessaire de l'existence, mais elle ne suffit pas. Les phénomènes existent à la manière de simples désignations de la conscience, mais cette désignation doit se produire sur une base de désignation appropriée. Ainsi, il existe une différence entre voir un visage comme un visage et prendre un reflet pour un visage. La notion selon laquelle une conscience ordinaire, conventionnellement saine, peut être un moyen de connaissance valide (tshad ma, pramâna), c'est-à-dire fiable, est l'une des pierres angulaires de la manière dont Tsong Khapa a interprété le système conséquentialiste. Soit, par exemple, une conscience visuelle qui appréhende directement une tache bleue. Les Svatantrika et les Prasangika sont d'accord sur le fait que pour une telle conscience, le bleu semble être quelque chose qui existe en soi. Mais à la différence des Svatantrika, les Prasangika considèrent qu'il s'agit, en l'occurrence, d'une méprise. Néanmoins, Tsong Khapa déclare qu'une telle conscience visuelle - en dépit du fait qu'elle se méprend sur la nature de l'objet qui lui apparaît - est complètement valide et irrécusable en ce qui concerne la simple apparence de bleu. Mais alors que notre sentiment habituel d'existence est imprégné de l'impression d'existence en soi, on peut arriver à distinguer les deux par le biais de l'entraînement en logique et de la méditation. . De la même manière, on peut établir que les éléments conventionnels du chemin - les relations éthiques de cause à effet, la compassion, les êtres vivants envers lesquels s'exprime la compassion du bodhisattva, etc., - existent et sont effectifs. Ils existent seulement du point de vue conventionnel, mais exister ainsi, c'est exister. C'est parce qu'ils sont dénués de la réalité en soi qu'ils semblent posséder qu'on les compare à des rêves, aux illusions d'un magicien, aux mirages, etc. On les dénomme "faux-semblants" (rdzun-pa). Cependant, à la différence des objets qui nous apparaissent en rêve, ils existent, et les actions qui les touchent ont nécessairement des conséquences. . Rêver que l'on commet un meurtre est une chose; en commettre un en est une autre. Tsong Khapa considère que la compatibilité des deux réalités - c'est-à-dire l'absence de contradiction entre les phénomènes conventionnels et la profonde vacuité - est la clé du système de la Voie médiane. . Dans son Grand exposé des étapes de la Voie des bodhisattvas, il écrit: ~ Le Madhyamika [Prasangika] a pour caractéristique d'admettre tous les enseignements concernant l'existence cyclique et le nirvana — les agents et les objets de la production, les preuves et réfutations, etc. — en l'absence de toute parcelle de nature essentielle ou intrinsèque57. . Les Prasangika guélougpa admettent qu'en pratique la réfutation d'une existence en soi est une tâche périlleuse du point de vue de l'éthique et qu'elle est rarement couronnée de succès, souvent au prix d'une lutte éprouvante. Si le yogi pense que l'existence inhérente est tel un chapeau que l'on met et que l'on ôte, laissant les choses en leur état, il ne réalise pas la vacuité. Puisque l'existence et l'existence en soi sont inextricablement mêlées dans l'expérience quotidienne, on pourrait penser au premier abord qu'il s'agit de trancher dans sa propre existence véritable et dans celle du monde. Les yogis qui méditent sur la vacuité peuvent avoir le sentiment que le monde entier perd sa consistance et que s'ils continuent, ils peuvent se perdre complètement. Mais alors qu'un yogi avancé aura la capacité de garder l'équilibre et de danser sur l'arête étroite de la Voie médiane, il n'y aura, pour le débutant, aucune autre échappatoire à la réification de l'ignorance que d'avoir le courage de serrer de près l'abîme du nihilisme. . Debout au bord du gouffre, le yogi devrait sentir qu'il va bientôt acquérir l'équilibre et être à même de poser l'existence conventionnelle des choses. . Le Dalaï lama a souvent dit que lorsque quelqu'un semble sur le point de perdre soit le sens de la vacuité, soit celui de la réalité des actes et de leurs effets, il devrait abandonner la vacuité - car une vue correcte de la vacuité ne dévalorise pas les causes et les effets. . Avec l'habitude, la compréhension de la vacuité devrait s'approfondir et nourrir la compréhension de la production interdépendante des causes et des effets; si tel n'était pas le cas, on pourrait sombrer dans le nihilisme. On devrait donc cultiver la vue de la vacuité la plus subtile qu'il nous soit possible de maintenir sans perdre pour autant le respect de l'existence conventionnelle des causes et des effets. Plutôt que d'adopter une vue de la "vacuité" qui oblitère l'existence des personnes, de l'éthique, de la voie, etc., il est préférable d'en rester à une vue grossière de la vacuité. Animé par la compassion, le Bouddha enseigna les vues des systèmes philosophiques inférieurs pour le salut de ceux qui ne sont pas encore capables de comprendre la compatibilité entre l'existence conventionnelle et l'absence d'existence inhérente. . L5: [4. Les deux réalités (Inseparability of the Two Truths)] :L5 . D'après Tsong Khapa, les deux réalités dans le système Madhyamika-Prasangika ont pour finalité de montrer comment il est possible que des phénomènes conventionnels (des réalités dissimulatrices) et la vacuité (la réalité ultime) soient compatibles. . Résumons son explication par les points suivants: -- Les deux réalités s'excluent mutuellement et l'on sépare ainsi en deux catégories les objets de connaissance (shes bya, jneya), c'est-à-dire tous les existants. Il n'est rien qui soit à la fois une réalité dissimulatrice et une réalité ultime. -- Les deux réalités, bien que s'excluant mutuellement, sont d'une seule et même essence (ngo bo gcig) car la vacuité (réalité ultime) est une qualité des phénomènes conventionnels (réalités dissimulatrices). Tout comme une table, par exemple, existe en tant qu'entité singulière avec sa forme, elle existe également en tant qu'entité singulière dans sa vacuité d'existence inhérente. -- Le terme "réalité dissimulatrice" indique que les phénomènes conventionnels ne sont des réalités (bden pa, satya) que du point de vue d'une conscience ignorante qui se dissimule la réalité. En fait, les phénomènes conventionnels ne sont pas des réalités, mais des faux-semblants (rdzun pa, mrsà) puisqu'ils n'existent pas de la façon dont ils apparaissent. -- Néanmoins, les deux réalités sont des objets décelés par des moyens de connaissance valides (tshad-ma, prâmana). Les réalités dissimulatrices sont des objets que l'on décèle par des moyens de connaissance valide conventionnels, tandis que les réalités d'ordre ultime le sont par des connaissance valides ultimes. -- Les réalités dissimulatrices ne peuvent être subdivisées en réelles (yang dag, tathya) et fausses (log pa, mithyà) car elles sont toutes irréelles et fausses en ce sens qu'elles semblent exister de manière inhérente sans que cela soit. Toutefois, on peut les diviser en deux catégories: celles qui sont réelles selon une perspective mondaine (par ex. l'eau) et celles qui sont irréelles de ce même point de vue (par ex. un mirage). -- Les Bouddhas sont omniscients, ce qui veut dire qu'ils connaissent simultanément, clairement et sans confusion aucune, toutes les réalités dissimulatrices et toutes les réalités ultimes. . De fait, hormis le point (5), tous ces points sont entérinés dans l'un ou l'autre des systèmes déjà présentés. D'après les Guélougpa, le premier point est partagé par tous les systèmes philosophiques bouddhistes. Les points (2), (3), (4) et (6) semblent communs au moins à certaines des présentations dans l'ensemble des systèmes philosophiques du Grand Véhicule. . L5: [5. La base de distinction] :L5 . À propos du premier point, beaucoup d'interprètes non-guélougpa du système Madhyamika, au Tibet comme en Occident, affirment que la vacuité, la réalité ultime, est inconnaissable. Il existe de nombreux passages dans les sutra et les traités bouddhistes qui semblent professer que la vacuité ne peut être connue - y compris dans un passage célèbre de l'Entrée dans l'activité des Bodhisattva de Shantideva (lui-même Prasangika): . \ #### \ On pose deux réalités, \ La conventionnelle et l'absolue. \ La réalité ultime n'est pas du domaine de l'intellect, \ Car celui-ci est dit appartenir au registre conventionnel58. . Les interprètes guélougpas ont compris la dernière ligne comme une glose de ce passage extrait du Sutra de la rencontre du père et du fils: "Ce qui est ultime est inexprimable, n'est pas un objet de connaissance..." et l'ont expliqué de diverses manières. Dans son commentaire sur Shantideva, par exemple, Gyaltsap interprète cette ligne comme signifiant que la vacuité, à la différence des réalités dissimulatrices, n'apparaît pas de manière dualiste à la perception directe59. . Le même sutra est cité ailleurs par Tsong Khapa et ses partisans afin de montrer que les objets de connaissance sont la base de la distinction en deux réalités, indiquant par là que la réalité ultime peut être connue: ~ "Également, on épuise l'ensemble des objets de connaissance dans ces deux catégories: les réalités dissimulatrices et les réalités ultimes60." . L'un des raisonnements qui sous-tendent la vue selon laquelle l'ultime n'est pas un objet de connaissance est le suivant: la vacuité ne peut à l'évidence être l'objet d'un esprit conventionnel, puisqu'un tel esprit ne voit que les réalités dissimulatrices. Par conséquent, si la vacuité est connue d'un quelconque esprit, elle doit l'être par un esprit d'analyse ultime. Cependant, si elle était décelable par un esprit d'analyse ultime, elle existerait de manière ultime. Puisque rien n'existe de manière ultime, il n'y a pas d'esprit capable de prendre la vacuité pour objet. Comme on l'a expliqué plus haut, Tsong Khapa contre cet argument en disant que la vacuité est découverte par un esprit d'analyse ultime, mais n'existe pas ultimement pour autant, parce qu'elle n'est pas découverte par l'esprit qui l'analyse. En analysant une table, on ne trouve pas la table mais la vacuité de la table. En analysant la vacuité de la table, on trouve non pas la vacuité de la table mais la vacuité de la vacuité de la table, et ainsi de suite. . D'autres ont avancé l'argument que puisqu'il n'existe pas de séparation inhérente entre le sujet et l'objet, on ne peut pas dire que l'ultime puisse être connu de l'esprit. Pris au pied de la lettre, c'est un piètre argument puisque toutes les présentations du système conséquentialiste sont faites en termes conventionnels; rien n'existe de manière ultime ou inhérente. C'est du point de vue conventionnel que l'on distingue les deux réalités, et c'est donc également de ce point de vue que l'on distinguera le sujet et l'objet. . Autre argument connexe, celui selon lequel l'ultime n'est pas l'objet d'une conscience parce qu'il n'est pas perçu comme un objet par l'esprit qui le connaît directement. Comme on l'a expliqué plus haut, la réalisation directe de la vacuité est totalement non-duelle. Par conséquent, l'esprit qui réalise la vacuité ne s'éprouve pas comme un sujet "ici" connaissant un objet "là". Ceci nous aide à comprendre comment certaines présentations non-guélougpa, formulant leur système en s'appuyant sur l'expérience réelle de yogis avancés, minimisent la distinction sujet/objet et peuvent même décrire la réalité ultime comme un type de conscience. . Selon les Guélougpa, l'esprit qui réalise directement la vacuité ne note pas de différence entre lui-même et la vacuité, parce qu'il ne réalise que la vacuité, la réalité ultime. La distinction entre un sujet et un objet relève du domaine conventionnel et n'est donc pas éprouvée par l'esprit ultime. Ceci ne met toutefois pas en doute l'existence d'une telle distinction. La vision dualiste qui consiste à faire de la vacuité un objet et de l'esprit qui réalise la vacuité un sujet est celle d'une conscience conventionnelle valide qui se rappelle l'expérience directe de la vacuité qu'elle a éprouvée auparavant. . Pour conclure, les Guélougpa réfutent la position selon laquelle la vacuité ne peut être connue, en énumérant les absurdités qui en découleraient61: -- Shantideva se contredirait puisqu'il cite dans son Compendium des Instructions le passage d'un sutra déclarant que la base de la division en deux réalités est la notion d'objet de connaissance; -- Le Bouddha aurait donc parlé de la vacuité sans la connaître puisqu'elle est inconnaissable; -- La vacuité n'existe pas car elle est introuvable; par conséquent, tous les sutra et traités qui enseignent qu'un grand sacrifice devrait être fait afin de réaliser la vacuité sont erronés; -- Puisque la vacuité n'existe pas, toutes choses existent telles qu'elles apparaissent; en conséquence, nous avons tous reconnu la réelle nature des choses depuis des renaissances sans commencement et n'avons pas besoin de nous libérer. . Bref, l'approche guélougpa consiste à éviter autant que possible la mystification et le paradoxe et à parler de la vacuité aux gens en des termes conventionnels, langage que nous parlons déjà. À cause de son caractère complètement non-dualiste, la réalisation directe de la vacuité est un genre de connaissance radicalement différent de ceux auxquels nous sommes accoutumés. Néanmoins, afin d'édifier un système qui soit cohérent avec notre expérience présente, et avec l'idée de mettre l'accent sur le caractère accessible de la réalisation ultime (même par le biais de l'inférence conceptuelle), les Guélougpa parlent de la vacuité comme de quelque chose de connu et de connaissable, qui peut être saisi et compris. . L5: [6. La relation entre les deux réalités (Not two, not one – one implies the other)] :L5 . La relation entre les deux réalités dans le système conséquentialiste (et dans d'autres systèmes philosophiques du Grand Véhicule) se présente ainsi: ce sont des îlots conceptuels différents (Idog pa tha dad) - en fait, elles s'excluent mutuellement ('gai ba) - au sein d'une seule et même entité (ngo bo gcig). Ce qui ne veut pas dire que chaque réalité ultime forme une seule entité avec chaque réalité dissimulatrice, mais plutôt que pour chaque phénomène, il doit y avoir une réalité ultime et une réalité dissimulatrice co-existant simultanément, inséparablement liées, mais distinctes. Ceci parce que la vacuité (réalité ultime) est une qualité que tout phénomène conventionnel (réalité dissimulatrice) possède. Tout comme la table, par exemple, forme une seule entité avec sa couleur, et forme tout autant une seule entité avec sa vacuité, son manque d'existence inhérente. Toutefois, la table n'est ni sa couleur ni sa vacuité, et ni la couleur de la table ni la vacuité de la table ne sont la table. . Cette interprétation guélougpa prend sa source dans un passage du Sutra qui révèle la Pensée: . \ #### \ Le caractère des phénomènes composés et le caractère \ De l'ultime sont libres du fait d'être un ou différents62. . Cette déclaration apparaît dans un contexte où sont cités plusieurs exemples illustrant le fait de n'être "ni un ni différents", tels que celui de la conque blanche et de sa couleur, de l'or et de sa couleur jaune, du poivre et de son goût piquant, du coton et de sa douceur, etc. Ainsi, ne pas être un signifie ne pas être exactement la même chose; ne pas être différent signifie être inséparable. . Dire que les deux réalités sont des îlots conceptuels distincts, c'est ne faire là que la distinction la plus minime. Quand le langage est employé, les consciences conceptuelles tendent à suivre le cours du langage, et c'est ainsi que deux noms différents impliquent deux îlots conceptuels distincts. Par exemple, "Le Quatorzième Dalaï lama" et "Tendzin Gyatso" sont des groupes conceptuels distincts, même s'il s'agit de deux noms désignant la même personne. En fait, les Guélougpa opèrent une distinction bien plus nette entre les deux réalités. Ils affirment qu'elles sont contradictoires ('gai pa), c'est-à-dire des phénomènes qui s'excluent mutuellement en épuisant toutes les possibilités. Les réalités ultimes existent telles qu'elles apparaissent; elles ne sont pas trompeuses (mi slu ba). Les réalités dissimulatrices sont, de fait, dénuées d'existence inhérente, mais apparaissent comme si elles existaient de façon inhérente: elles sont donc trompeuses. Tout ce qui existe peut être soit trompeur, soit sans caractère trompeur, et par conséquent, toute chose doit se ranger dans l'une ou l'autre des deux réalités, rien ne pouvant participer des deux à la fois. Puisque le caractère trompeur et l'absence de tromperie s'excluent complètement l'un l'autre, les deux réalités s'excluent mutuellement. . En même temps, les deux réalités doivent constituer une seule entité, parce s'il n'en était pas ainsi, la vacuité d'existence inhérente d'une table ne serait pas la véritable nature de cette table. La table, dépourvue d'une nature vide, existerait alors effectivement de manière inhérente. . Parmi les sources scripturaires invoquées pour soutenir l'unité d'entité entre les deux réalités, citons L'essai sur l'esprit d'Éveil de Nagarjuna où ce dernier déclare: . \ #### \ L'ainsité n'est pas observée \ En dehors des conventions, \ Car les conventions sont vacuité, explique-t-on, \ Et la simple vacuité n'est autre que les conventions: \ II est spécifié que sans l'une, l'autre ne peut survenir, \ De même que les choses produites et impermanentes.63 . Il y a aussi ce célèbre passage du Sutra du Cœur: . \ #### \ La forme est le vide; \ la vacuité elle-même est la forme; \ la vacuité n'est autre que la forme; \ la forme n'est autre que la vacuité64. . D'après la lecture qu'en font les Guélougpa, ces passages nous enseignent l'unité d'entité entre les deux réalités; ils ne nous enseignent pas que les deux réalités sont précisément identiques (gcig, eka) ou équivalentes (don gcig, ekârtha). Si les deux réalités étaient juste deux noms pour désigner exactement la même chose, si la forme n'était pas seulement vide (stong pa) d'existence inhérente mais bel et bien une vacuité (stong pa nyid), alors il suffirait de regarder une forme pour obtenir la réalisation de la réalité ultime. Puisque nous avons toujours vu des formes depuis des temps sans commencement, si les formes constituaient la réalité ultime, nous serions déjà des êtres éveillés. Il n'y aurait nul besoin de pratiquer la méditation, pas de chemin, nul besoin du bouddhisme, etc. Puisque c'est absurde, les Guélougpa précisent que l'unité des deux réalités est une unité d'entité, et non pas une identité exacte ou une équivalence. . D'un autre côté, comme on l'a expliqué plus haut, le sentiment d'incompatibilité entre les deux réalités s'amoindrit au fur et à mesure que l'on progresse sur la voie. Une compréhension approfondie de la manière dont les choses existent du point de vue conventionnel mène à une réflexion sur la vacuité et vice versa. C'est ainsi que dans l'expérience des yogis avancés, les deux réalités commencent à ressembler à des équivalents (comme le produit et la chose impermanente), en ce sens que la réalisation de l'un promeut et nourrit la réalisation de l'autre. . L5: [7. Les termes "réalité dissimulatrice" et "réalité ultime"] :L5 . Le terme "réalité dissimulatrice" (kun-rdzob bden pa, samvrti-satya) indique que les phénomènes conventionnels ne sont des réalités (bden pa, satya) que pour la seule perspective d'une conscience ignorante qui se dissimule la réalité, c'est-à-dire une conception ignorante qui considère que les phénomènes sont dotés d'une existence en soi. En fait, les phénomènes conventionnels ne sont pas du tout des réalités, mais des faux-semblants (rdzun pa, mrsâ) parce qu'ils n'existent pas tels qu'ils apparaissent. Ils semblent trompeusement exister de façon inhérente bien qu'en fait ils soient vides d'existence en soi. . Dans ses Paroles claires, Chandrakirti donne trois sens au terme samvrti65: (1) ce qui cache et obstrue, (2) le relatif ou l'interdépendant, (3) les conventions mondaines. Chacune de ces trois connotations convient dans différents contextes, mais dans le système Prasangika, lorsque l'on interprète le terme samvrti-satya, le premier sens prédomine. . Par exemple, Chandrakirti dit dans son Commentaire au Supplément: ~ Ce qui fait que les êtres se trompent dans la vue des choses telles qu'elles sont est appelé l'enténébreur, l'ignorance. Cette ignorance, qui a pour caractère d'obstruer la vue de la vraie nature en attribuant aux choses une nature propre qui n'existe pas, est le dissimulateur (kun rdzob, samvrti). Ces [phénomènes] qui, en raison de la dissimulation, apparaissent comme vrais [...] le sont du seul point de vue de la réalité dissimulatrice mondaine, laquelle est dans l'erreur66. . C'est pourquoi le terme de réalité dissimulatrice pour rendre samvrti-satya est plus précis que d'autres équivalents acceptables tels que "réalité conventionnelle" ou "réalité relative". . Le terme "réalité ultime" (don dam bden pa, paramartha-satya) peut être traduit plus littéralement par "réalité de l'objet ultime". Selon les Paroles claires de Chandrakirti, chacune des trois parties du terme renvoie à la vacuité67. La vacuité est l'ultime (dam, parama) en ce sens qu'elle est la nature finale des phénomènes, leur véritable mode d'existence; elle est un objet (don, artha) parce qu'elle est l'objet d'une conscience de sagesse; et elle est une réalité (bden pa, satya) parce qu'elle existe telle qu'elle apparaît. . L5: [8. Définitions] :L5 . Les définitions guélougpa des deux réalités dans le système Prasangika présentent habituellement les deux réalités comme étant les objets de deux types distincts de connaissance valide (tshad-ma, pràmana). Les réalités dissimulatrices sont des objets décelables par la connaissance valide conventionnelle, tandis que les réalités d'ordre ultime sont les objets que l'on découvre par la connaissance valide ultime. . Dans l'Illumination de la Pensée de Tsong Khapa, il est dit: ~ Un objet découvert par une conscience raisonnante qui perçoit, c'est-à-dire qui comprend, le sens de la réalité est une ainsité, une réalité ultime. ~ Ce qui est découvert par une conscience valide conventionnelle percevant un faux objet de connaissance est une réalité dissimulatrice 68. . Chacune de ces connaissances valides opère dans le contexte de sa propre sphère d'objets, certifiant l'existence de ces objets sans pour autant endommager l'existence des objets de l'autre sphère. Chez les êtres vivants, les connaissances valides conventionnelles sont toujours des consciences illusionnées parce que leurs objets semblent trompeusement doués d'une existence inhérente. Néanmoins, elles font autorité et sont irréfutables en tant qu'instances connaissantes de leurs principaux objets. . Dans l'équilibre méditatif empreint de la réalisation de la vacuité, tous les phénomènes conventionnels s'évanouissent complètement. Cela ne signifie pas, cependant, que l'existence des réalités dissimulatrices soit réfutée par la réalisation ultime d'un yogi. La connaissance valide ultime des êtres vivants est tout simplement incapable de réaliser ce que sont les phénomènes ordinaires en même temps qu'elle réalise directement leur vacuité. Seul un bouddha peut simultanément maintenir une connaissance directe qui embrasse à la fois la réalité ultime et la réalité conventionnelle. . Il apparaît que les deux connaissances valides sont deux cheminements distincts pour appréhender ce qui existe - comme deux longueurs d'ondes sur un poste-récepteur, ou écouter par opposition à voir, ou jeter un coup d'œil par opposition à fixer du regard. L'une d'elles, la connaissance valide ultime, parvient à appréhender la manière dont les choses sont réellement, le mode d'être final des choses - mais est incapable de voir les individus, les actions et leurs effets. L'autre, la connaissance valide conventionnelle, peut voir la catégorie des phénomènes conventionnels - les existants qui paraissent trompeusement exister de manière inhérente - mais est incapable d'atteindre la vacuité. . Jan-gya nous donne des définitions un peu plus élaborées des deux réalités dans le système Prasangika69. . Une réalité dissimulatrice est: -- Un objet découvert au moyen d'une connaissance valide conventionnelle, laquelle appréhende un objet de connaissance qui est un faux-semblant (une fiction), une chose trompeuse, et -- ce en vertu de quoi cette connaissance valide devient un outil de distinction des phénomènes conventionnels. . Une réalité ultime est: -- Un objet trouvé au moyen d'une connaissance valide raisonnante discernant l'ultime, et -- ce en vertu de quoi cette connaissance valide devient une conscience raisonnante valide. . Ces deux définitions s'appuient sur un passage de L'Illumination de la Pensée de Tsong Khapa, où ce dernier reformule ses définitions "afin d'y inclure la façon de connaître d'un bouddha70." ~ La seconde clause de chacune des définitions est ajoutée afin de tenir compte du fait que l'ensemble des consciences d'un bouddha connaît toutes choses. La connaissance valide conventionnelle d'un bouddha connaît aussi la vacuité, et sa connaissance valide raisonnante connaît aussi les choses du domaine conventionnel. Cependant, un esprit omniscient donné devient une connaissance valide conventionnelle en prenant connaissance d'une réalité dissimulatrice; il deviendra un esprit ultime uniquement en rapport avec la vacuité. . Il existe quelques désaccords dans les rangs des Guélougpa concernant le fait de savoir si des définitions "qui incluent l'exception" sont vraiment utiles dans les exposés généraux des deux réalités. Jamyang Shepa a soutenu que les définitions d'ordre général n'ont pas besoin de tenir compte du mode unique de cognition d'un bouddha. Par exemple, une sphère sensorielle de la forme (gzugs kyi skye mched, rûpa-âyatana) est définie comme un objet de préhension pour la conscience visuelle - même si un bouddha peut appréhender des formes par la conscience auditive, etc. . L5: [9. Les divisions de la réalité dissimulatrice] :L5 . Comme on l'a signalé plus haut, les Madhyamika-Svatantrika divisent les réalités dissimulatrices en deux catégories, -- les réalités conventionnelles vraies (par ex. les cruches, les visages, l'eau, les chevaux, etc.) -- et les réalités conventionnelles irréelles (mirages, reflets, illusions, etc.). . Tsong Khapa et toute une série d'écrivains guélougpa à sa suite ont soutenu que l'assertion du système autonome selon laquelle les cruches, etc., (à la différence des mirages) sont des réalités conventionnelles vraies (yang dag kun rdzob, tathyasamvrtï) découle de l'acceptation de l'existence en soi, tandis que le refus du système conséquentialiste de poser des réalités conventionnelles vraies est directement lié à leur réfutation de l'existence en soi71. Afin d'être réelle, une chose doit exister telle qu'elle apparaît. Les Svatantrika et les Prasangika sont d'accord pour dire que les perceptions ordinaires des sens appréhendent des objets comme étant existants de manière inhérente, comme s'ils existaient de leur propre chef. Les Svatantrika soutiennent que cette apparence d'existence inhérente qui se manifeste aux consciences des sens doit être correcte, parce qu'au cas contraire, les consciences des sens ne seraient pas des sources de connaissance valide. Les Prasangika affirment que les consciences des sens sont valides même en étant trompées, parce que leur méprise s'applique seulement à l'apparence d'existence inhérente. . Les Prasangika, refusant d'accepter les réalités conventionnelles pour vraies, affirment que toutes les réalités dissimulatrices sont de faux-semblants, des irréalités, même du point de vue conventionnel. Qu'il s'agisse d'un cheval ou de l'illusion d'un magicien qui se manifeste sous l'apparence d'un cheval, d'un visage ou du reflet d'un visage, tous sont irréels parce qu'ils semblent trompeusement décelables dans leurs bases de désignation, alors qu'en fait ils sont vides. Si un cheval existait tel qu'il apparaît dans le registre conventionnel, alors un moyen de connaissance valide conventionnel devrait pouvoir certifier son existence d'après son apparence en tant qu'existant en soi. Or, c'est impossible puisqu'une cognition valide ultime réfute entièrement l'existence en soi. . Toutefois, ceci soulève un problème. Si le cheval et le cheval illusoire sont tous deux des irréalités, et si l'on ne peut les distinguer respectivement comme étant l'un un phénomène conventionnel vrai et l'autre un phénomène conventionnel irréel, comment peut-on les distinguer tout court? Afin d'éviter l'extrême du nihilisme, il doit bien y avoir une façon de procéder pour distinguer les illusions complètes des existants conventionnels "semblables à une illusion". . Dans son Supplément à la Voie médiane, Chandrakirti divise les réalités dissimulatrices en (1) celles qui sont réelles du point de vue du monde et (2) celles qui sont irréelles du point de vue du monde. . Il déclare à ce propos: ~ Ce que le monde considère comme perçu par les six organes des sens exempts de trouble, cela est vrai du point de vue du monde. Le reste, du point de vue du monde, est tenu pour faux72. . Ainsi, pour Chandrakirti, le critère qui permet de diviser les réalités dissimulatrices en réelles et irréelles selon le point de vue du monde est l'absence ou la présence de défauts ou d'infirmités sensorielles lors de l'appréhension de l'objet par la conscience. Dans L'Illumination de la Pensée, Tsong Khapa explique que dans ce contexte, les altérations des sens sont amenées par une cause superficielle (phraï) de méprise73. Les causes superficielles de méprise sont accidentelles (glo bur), des facteurs acquis, qui, lorsqu'ils sont là, produisent des perceptions biaisées en affectant les pouvoirs des sens physiques et/ou mentaux. . Parmi les exemples que l'on trouve dans les œuvres de Chandrakirti et de Tsong Khapa, citons la cataracte, la jaunisse, la consommation de baies empoisonnées, la possession par des esprits, un miroir tenu devant le visage, pousser un cri dans un canyon (produisant ainsi un écho qui résonne telle une autre voix), les charmes mantriques, des substances spéciales qui provoquent l'apparition d'illusions, l'adoption de mauvais points de vue et les rêves. Quand nous parlons spécifiquement de réalités dissimulatrices, celles qui sont ainsi appréhendées par une conscience altérée par de telles causes superficielles de méprise sont dites irréelles du point de vue du monde, et celles qui le sont par des consciences inaltérées sont dites réelles selon le monde. . Cependant, quand on discute plus généralement de la distinction entre réel et irréel du point de vue du monde, des complications ne tardent pas à survenir parce qu'il existe quelques méprises qui peuvent s'élever sous l'influence soit de conditions profondes, innées, soit de conditions temporaires ou superficielles. Par exemple, la conception acquise (c'est-à-dire induite par l'étude d'un système philosophique) de la personne comme étant existante en soi est affectée par des altérations superficielles parce qu'elle surgit sous l'influence de circonstances accidentelles telles qu'être influencé par une philosophie défectueuse. Toutefois, la conception innée de la personne existant en soi est une conscience libre d'altérations superficielles parce qu'elle surgit d'une cause profonde de méprise qui est là depuis des temps sans commencement. Néanmoins, l'objet de ces deux conceptions est précisément le même. Dans de tels cas, où les erreurs causées par une altération superficielle se chevauchent avec des erreurs causées par de profondes altérations, comment pouvons-nous déterminer ce qui est réel du point de vue du monde? . Tsong Khapa explique que l'on fait la différence entre l'irréel et le réel au niveau mondain en vérifiant si une chose est sujette ou non à l'invalidation par une conscience mondaine - selon que son existence est conforme ou non avec sa façon d'apparaître74. Bref, cela veut dire que si l'on peut réfuter l'existence de quelque chose d'après son apparence, sans s'appuyer sur la réalisation de la vacuité, alors cette choses est irréelle du point de vue du monde. S'il en est autrement, elle est réelle au regard du monde. . Dans le contexte de la division des réalités dissimulatrices opérée par Candrakîrti, quelle est donc cette conscience mondaine par laquelle on décide de la véracité ou de l'irréalité des réalités dissimulatrices? La plupart des Guélougpa, de nos jours, sont d'accord pour dire qu'il doit s'agir d'une connaissance valide conventionnelle non-orientée vers l'ainsité. . C'est ainsi que Jan-gya écrit: ~ En conséquence, puisqu'il apparaît que c'est la pensée du Premier [Tsong Khapa] de définir comme "irréels au regard du monde" ces objets et ces sujets qu'une connaissance valide conventionnelle non orientée vers la vacuité peut déterminer comme étant irréels, et de définir comme "réels au regard du monde" ces objets et ces sujets qu'une connaissance valide conventionnelle non orientée vers la vacuité ne peut invalider, il est clair que la conscience à laquelle se réfère la "perspective mondaine" doit être une conscience singulière qui n'est pas orientée vers l'ainsité75. . L'énoncé "non orienté vers l'ainsité" signifie que la conscience mondaine est une connaissance valide conventionnelle qui n'agit pas sous l'influence d'informations découlant d'une réalisation antérieure de la vacuité. Soit que la personne n'ait jamais réalisé la vacuité, soit qu'elle l'ait réalisée mais ne perçoive plus les phénomènes dans le contexte de cette réalisation. . Pour donner quelques exemples: bien qu'une table soit un phénomène faux et trompeur, elle est réelle eu égard au monde parce qu'on ne peut récuser son existence telle qu'elle apparaît sans le secours d'une réalisation de la vacuité. . Le reflet d'un visage est irréel du point de vue mondain parce que tout être humain ordinaire et censé peut comprendre qu'il semble à tort être un visage et n'en est pas un. Un soi permanent est irréel dans le contexte du monde parce qu'on peut le réfuter grâce à l'entraînement dans les systèmes philosophiques bouddhistes inférieurs, sans pour autant comprendre la vacuité. Un soi existant de manière inhérente est réel selon le monde parce qu'il ne peut être réfuté qu'en s'appuyant sur la réalisation de la vacuité. . Jusqu'à présent, nous avons discuté des deux manières par lesquelles les Prasangika distinguent un visage du simple reflet d'un visage: (1) La conscience qui l'appréhende est-elle affectée par une cause superficielle d'altération (ici, la surface du miroir)? (2) Est-il possible de réaliser que l'objet n'existe pas tel qu'il apparaît sans pour autant s'appuyer sur une réalisation antérieure de la vacuité? Une troisième manière de faire cette distinction consiste à se demander si oui ou non l'objet désigné (ici, le visage) convient (rung ba) ou correspond (rjes su mthun pa) à la base de désignation. Un visage désigné par rapport à la face d'une tête humaine et un visage qui l'est en s'appuyant sur une apparence reflétée sont semblables en ce sens qu'ils ne sont tous deux que des désignations conceptuelles. Aucun des deux ne peut être posé comme un visage au moyen de ses propres caractéristiques. D'un autre côté, il y a une légitimité conventionnelle à désigner un "visage" en fonction des traits sur la face avant d'une tête humaine plutôt qu'en fonction de la surface d'un miroir. Bien que les Guélougpa conséquentialistes maintiennent que tous les phénomènes ne sont que de simples désignations conceptuelles, ils ne considèrent pas que ces désignations soient arbitraires. Par les effets du karma, les objets et les situations qui sont imaginés de façon répétée tendent à se manifester, dans cette vie ou une prochaine vie. Néanmoins, une personne ordinaire n'a pas la capacité de transformer un chat en un chien en le désignant tout simplement comme tel conceptuellement; si la base de désignation ne correspond pas à l'objet désigné, il en résultera que la conscience qui l'appréhende est erronée, même du point de vue du monde. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [9. Les deux réalités et la Voie du Bodhisattva] :L1 . Comprendre un système philosophique bouddhiste, cela signifie comprendre ses implications à propos de la Base (gzhi), de la Voie (lam) et du Fruit ('bras bu). Dans la description de la Voie du bodhisattva selon le système de la Voie médiane, cela implique de comprendre: -- les réalités dissimulatrices et les réalités ultimes, -- les pratiques unissant méthode et sagesse, et -- les Corps formels et absolu d'un bouddha. . Bien que les présentations des deux réalités aient été notre principal souci dans ce livre, nous avons essayé de préciser comment les affirmations de chaque système à propos des deux réalités se rapportent à la Voie et au Fruit. . Savoir comment situer correctement les réalités dissimulatrices, c'est-à-dire les personnes existant de manière conventionnelle, les actions et leurs effets, etc., rend possible le développement de la compassion et l'accumulation de mérites par des pratiques telles que la générosité, l'éthique, la patience, etc., qui sont motivées par la compassion. Si l'on perd la capacité de situer correctement les réalités dissimulatrices, chutant ainsi dans l'extrême du nihilisme, on sera attiré vers des actions non-vertueuses et précipité dans de mauvaises renaissances. Bien qu'il ne soit pas possible de comprendre pleinement ce que signifie la déclaration selon laquelle les actions et leurs effets sont des réalités dissimulatrices - c'est-à-dire des réalités pour la seule ignorance dissimulatrice - avant d'avoir réalisé la vacuité de l'existence inhérente qu'elles semblent trompeusement posséder, il est indispensable d'être convaincu depuis le départ que les phénomènes conventionnels existent et fonctionnent. . Si la capacité de poser correctement les réalités dissimulatrices telles que les personnes, les actions et leurs effets, etc., est nécessaire pour accumuler des mérites et obtenir une bonne renaissance, la libération de l'existence cyclique est impossible sans la sagesse qui réalise la réalité ultime, la vacuité ou la nature finale des phénomènes. . Figure 4. . L5: [Les deux accumulations] :L5 . C'est ainsi qu'une compréhension équilibrée des deux réalités permet au bodhisattva de cultiver les deux, mérites et sagesse. Les deux collections, celle de mérites et celle de sagesse, porteront respectivement leurs fruits [les deux corps] dans les "Corps formels" d'un bouddha (les formes manifestées dans ce monde ou ailleurs pour enseigner à autrui) et le "Corps absolu" (la conscience de sagesse d'un bouddha et la vacuité de cette conscience de sagesse). . Quelques-uns pourraient considérer qu'il est paradoxal ou même absurde pour un bodhisattva de développer une grande compassion pour des êtres qui n'existent pas par eux-mêmes, des êtres qui sont de simples désignations conceptuelles, mais dans la pratique, la sagesse et la compassion fonctionnent en synergie. La réalisation de la vacuité soutient et renforce la compassion. . Elle travaille de concert avec la compassion et l'altruisme de plusieurs façons: -- Lorsqu'il réalise qu'il n'existe intrinsèquement aucune différence entre lui-même et autrui, le yogi voit fondre le narcissisme qui le poussait à vouloir être le "numéro un", ce soi que l'on croit substantiellement exister "ici" et qui a besoin d'être protégé et satisfait avant tous les autres, même si c'est à leur dépens. -- En voyant qu'il partage avec tous une même nature fondamentale, la vacuité, le yogi renforce le sentiment profond de proximité et d'intimité avec autrui indispensable à l'amour et à la compassion. -- Afin d'aspirer à atteindre la bouddhéité pour le bien de tous, et sachant le grand effort et le sacrifice que cela requiert, le yogi a besoin d'être fermement convaincu qu'il est effectivement possible de devenir un bouddha. Cette conviction naît de la compréhension que notre capacité très limitée d'aider les autres n'est pas inhérente à notre nature - notre nature est pure vacuité, ce qui offre des possibilités infinies de transformation de soi. -- Enfin, quand le bodhisattva s'entraîne dans des pratiques motivées par la compassion telles que la générosité, ses actes sont purs et on les qualifie de "perfections" (pha roi tu phyin pa, pâmmita) parce qu'ils sont associés à la compréhension du bodhisattva qui sait que le donateur, le don et l'activité de donner sont tous dénués d'existence inhérente. . Inversement, l'aspiration altruiste accroît le développement de la sagesse, car elle procure une motivation très puissante et très pure pour méditer sur la vacuité. D'après le système Prasangika, les yogis des véhicules inférieurs réalisent la même vacuité que les bodhisattvas, la vacuité d'existence inhérente. Cependant, ces pratiquants, essentiellement motivés par le souhait d'atteindre la libération pour eux-mêmes, n'approchent la vacuité que par le biais de quelques raisonnements, achevant ainsi la paisible libération solitaire des arhats. Les bodhisattvas, pour leur part, en cherchant à optimiser leurs capacités d'aider les autres êtres, deviennent experts dans un vaste nombre de méthodes d'approche de la vacuité. Propulsés par leur puissant sentiment altruiste, ils s'entraînent dans les pratiques de mérites et de sagesse pendant d'incalculables éons. La vaste accumulation de mérites ainsi amassée donne au bodhisattva le pouvoir d'abandonner non seulement les obscurcissements qui empêchent la libération, mais aussi les obstacles à l'omniscience. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [Postface (par Philippe Cornu – vision non-gélougpa)] :L1 . L'ouvrage de Guy Newland sur les deux réalités, conventionnelle et ultime, telles qu'elles sont exposées dans les quatre écoles philosophiques reconnues par le bouddhisme tibétain est d'une remarquable clarté et d'un intérêt pédagogique indéniable pour quiconque souhaite s'engager dans l'étude de la philosophie bouddhique. Mais comme lui-même l'indique, il expose plus particulièrement dans cet ouvrage la vue de l'école guélougpa à laquelle il s'est familiarisé de par ses longues études auprès d'éminents gué-shés. À plusieurs reprises, il signale qu'il existe différentes interprétations concernant ces mêmes écoles philosophiques dans les autres courants du bouddhisme tibétain. Il faudrait rajouter qu'à l'extérieur du bouddhisme tibétain, les différences d'interprétation sont encore plus grandes. Cette postface a été composée dans l'idée de donner quelques informations complémentaires au lecteur familier de l'une ou l'autre des autres écoles tibétaines ou même d'une autre forme de bouddhisme non-tibétain. . Il faudrait un livre entier si l'on voulait développer les raisons des choix philosophiques de chaque école, et comme le dit à juste titre Stéphane Arguillère76, il faudrait avoir étudié en détail la pensée de tous les grands auteurs tibétains de traités philosophiques pour s'en faire une idée précise, travail gigantesque qui n'a été jusqu'ici qu'ébauché par quelques chercheurs77. Je me bornerai essentiellement, dans ces quelques pages, à survoler -- d'abord quelques-unes des différentes orientations philosophiques du bouddhisme en dehors du contexte purement tibétain (bouddhisme ancien, Theravada, Chine), -- puis à analyser un peu plus en détail quelques-uns des points de vue au sein des quatre écoles tibétaines: Nyingmapa, Sakyapa, Kagyûpa et Guélougpa. . L5: [L'approche philosophique du bouddhisme tibétain et le monde bouddhiste] :L5 . Quelques remarques d'ordre général pour commencer: quelle que soit leur école, les érudits du bouddhisme tibétain se sont dotés d'une solide tradition exégétique et se sont toujours efforcés de systématiser leur compréhension de l'ensemble des systèmes philosophiques du bouddhisme. C'est de cet effort que sont nés les Sid-dhânta (tib. Grub-mtha'), véritables manuels de philosophie si abondants dans la littérature religieuse tibétaine. Cependant, il serait peu prudent d'attribuer à ces manuels didactiques destinés aux études monastiques une valeur universelle applicable à toutes les formes du bouddhisme. Ces ouvrages ont en effet été composés au Tibet, dans un contexte historico-géographique précis et leur contenu n'est donc pas nécessairement extrapolable au bouddhisme indien du Sud par exemple, ou au bouddhisme sino-japonais. . On peut en donner un exemple: les manuels philosophiques tibétains se représentent les écoles philosophiques du Hinayana ou Petit véhicule en l'espèce de deux écoles indiennes, l'école Vaibhasika, dite de la Grande Exposition, et l'école Sautrantika, dite des Sutra. Il serait tentant, comme le suggèrent parfois les auteurs tibétains, de s'en tenir à leur description de ces deux écoles et de conclure que l'on a ainsi acquis une vision complète et définitive de la philosophie hinayaniste des écoles anciennes du bouddhisme indien. C'est ainsi que nombre d'auteurs tibétains considèrent le système Vaibhasika comme représentatif des dix-huit écoles anciennes du bouddhisme indien. Toutefois, en examinant de plus près ce que l'on sait actuellement des dix-huit écoles primitives, il apparaît que le système Vaibhasika des auteurs tibétains correspond plus particulièrement à la description de l'une de ces dix-huit écoles, celle des Sarvastivadin ou "Pan-réalistes", issue du tronc des Sthaviravadin ("Anciens") et implantée principalement dans la région du Cachemire qui eut des relations suivies avec le Tibet. . La même constatation vaut pour le système des Sautrantika ("Ceux qui suivent les Sutra"), encore appelés Sankrantivadin ("Ceux qui soutiennent la transmigration des agrégats d'une existence à l'autre"), qui sont une branche dissidente issue des Sarvastivadin. Peut-on dès lors étendre leurs convictions philosophiques à l'ensemble des autres écoles du Hinayana? La prudence est de rigueur, surtout lorsque l'on sait qu'un certain nombre de ces autres écoles professaient des opinions contraires et étaient peu enclines, par exemple, à partager l'engouement des Sarvastivadin pour une vision réificatrice de la réalité. Tel est le cas de l'école Theravada, issue elle-aussi du tronc initial des Sthaviravâdin. Cette école issue des écoles anciennes du bouddhisme indien est actuellement la seule survivante. On pourrait penser qu'elle professe des vues semblables à celles des Sarvastivadin/Vaibhasika ou encore à celles des Sautrantika. Il n'en est rien. Si l'on compare les idées développées dans les textes d'Abhidhamma du canon pâli avec celles que l'on trouve dans l'Abhidharmakosa Sarvastivadin, on constate de nombreuses divergences. Si l'on écoute les enseignements des maîtres actuels du Theravada, les divergences sont encore plus évidentes. Parmi les plus importantes, on relève une philosophie bien plus modérément réaliste que celle des Sarvastivadin, avec un refus de souscrire à l'existence inhérente des phénomènes passés et futurs. Ce n'est pas le lieu ici de développer les différences de conviction entre les écoles anciennes, mais il est clair que les idées du Theravada, seul système vivant issu du Hinayana ancien, diffèrent beaucoup de celles des Vaibhasika et se doivent d'être étudiées en elles-mêmes, dans leurs sources directes et leur actualité et non d'après les ouvrages philosophiques tibétains, ce d'autant plus que les auteurs tibétains ne furent jamais en contact direct avec les Theravâdin installés au Sri Lanka et dans le Sud-est asiatique. Ce qui vaut pour le Theravada est aussi dans une certaine mesure vrai pour les autres écoles anciennes, qui mériteraient toutes une étude à part. Pour notre malheur, nous ne possédons que peu de textes de ces différentes écoles, leurs canons ne nous étant pas parvenus. Seuls quelques textes traduits en chinois ou en tibétain nous permettent de nous en faire une idée77. . Il existe une autre particularité propre à l'ensemble du bouddhisme tibétain: bien que tous les grands textes indiens Chittamatra d'Asanga, de Vasubandhu et de leurs successeurs aient été traduits en tibétain, l'école Chittamatra de l'Esprit seul, encore appelée Vijnânavàdin ou Yogâcàra, n'a jamais fait souche en tant que telle au Tibet. Elle y est étudiée, mais aucune des quatre écoles tibétaines n'y souscrit, toutes se réclamant de la vue Madhyamika. Toutefois, à la différence de l'école guélougpa qui renie toute description de type idéaliste du monde et réfute l'ensemble des thèses cittamàtrin, les autres écoles, on le verra, ont fréquemment eu recours à certaines de ces thèses (les huit consciences, etc.) pour décrire la dynamique du samsara, mais en les subordonnant à la vue Madhyamika de la vacuité. . Cette différence de point de vue avec les Guélougpa les rapproche d'un certain nombre de philosophes Madhyamika de l'Inde adeptes du Yogàcàra-Madhyamika (Santaraksita, Kamalasila, Haribhadra) qui ne reniaient pas la description cittamàtrin au niveau de la réalité conventionnelle, en prenant soin cependant d'affirmer une pure vue Madhyamika à propos de la réalité ultime. . En Chine, par contre, le Chittamatra/vijnànavada a fait souche sous l'impulsion de Paramartha et surtout de Xuang-zang (600-664), 1e fondateur de l'école Faxiang (école des caractéristiques des phénomènes) et l'auteur de la Vijnâptimâtmtâsiddhi79, véritable somme des théories cittamàtrin. La pensée cittamàtrin a eu un grand impact dans le boudhisme chinois où elle a influencé l'école Huayan dite de l'Ornementation Fleurie et le Chan. Dans un premier temps, l'école idéaliste Faxiang (Chittamatra) s'opposa à l'école Madhyamika chinoise dite des Trois Traités (Sanlun), fondée par les successeurs de Kumârajlva. Mais par la suite, à la différence de ce qui s'est passé au Tibet, les bouddhistes chinois des écoles Tiantai, Huayan et Chan, plus soucieux de synthèse que de singularités d'écoles philosophiques, ont finalement préféré opérer une refonte du Madhyamika et du Chittamatra à la lueur de l'exégèse des grands sutra tels que VAvatamsakasutra, le Lankavatâmsutra et le Sutra du Lotus. De fait, si l'on se demande par exemple à quel courant philosophique se rattache l'école Chan/Zen, on ne tarde pas à découvrir qu'elle a en fait intégré les grandes notions du Madhyamika et du Chittamatra dans sa pratique, sans s'attacher doctrinale-ment à l'une plus qu'à l'autre. Soit dit en passant, l'attention portée à l'étude des sutra du Mahayana fut toujours bien plus importante dans le bouddhisme chinois que dans le bouddhisme tibétain, où l'étude a toujours davantage porté sur les traités (sâstra) des maîtres indiens et leurs commentaires philosophiques que sur les sutra eux-mêmes. . Ces quelques remarques d'ordre général n'ont d'autre but que de sensibiliser les habitués du bouddhisme tibétain à l'existence d'autres formes du bouddhisme et à d'autres manière de réfléchir sur l'enseignement du Bouddha, ce qui permettra peut-être d'éviter une tendance à la généralisation à partir du seul contexte tibétain. . L5: [Les différents points de vue philosphiques au sein des écoles tibétaines] :L5 . Les quatre écoles du bouddhisme tibétain divergent en plusieurs points dans leur interprétation, mais nous nous limiterons aux plus importants, qui concernent essentiellement le Madhyamika. Le plus souvent, ces différences doctrinales font écho à des choix de doctrine et de pratique propres à l'école concernée. . Il faut peut-être rappeler qu'historiquement, le Madhyamika a été introduit au Tibet au VIIIe siècle par Sàntaraksita. Or, celui-ci était le principal représentant du courant des Adeptes de la pratique yogique de la Voie médiane (Yogacara-Madhyamika-Svatantrika), et c'est donc ce courant du Madhyamika qui fut d'abord adopté par les bouddhistes tibétains de l'école ancienne des Nyingmapa. . Lors de la seconde diffusion du bouddhisme au Tibet, au XIe siècle, Atisa fonda l'école Kadampa. Bien qu'il ne soit pas prouvé qu'il eut été adepte du système Madhyamika-Prasangika ("Conséquentialiste"), il semble adopter les vues de Chandrakirti dans L'Introduction aux deux réalités (Satyadvayâvatarà)80. Il faudra toutefois attendre le XIIe siècle pour que Patsap Lotsawa Nyima Drak, un autre maître kadampa, traduise les œuvres de Chandrakirti en tibétain et que le système conséquentialiste pénètre ainsi au Tibet. Jusqu'alors, la plupart des bouddhistes tibétains suivaient le système de Santaraksita, mais l'arrivée du Prasangika va entraîner progressivement son adoption par toutes les écoles, y compris celle des Nyingmapa, comme en témoignent les œuvres de Longchenpa (XIVe siècle). . La question qui se pose est donc celle-ci: si toutes les écoles se réclament désormais du courant conséquentialiste de la Voie médiane (Madhyamika-Prasangika), pourquoi alors observe-t-on des divergences d'interprétation entre elles? . La réponse réside en partie dans les choix doctrinaux de chaque école, en partie dans leurs interprétations divergentes des sous-systèmes philosophiques de la Voie médiane, les deux étant intimement liés. Il ne semble pas que l'on ait eu recours en Inde aux diverses classifications du Madhyamika que l'on trouve ensuite au Tibet. Ce sont donc les auteurs tibétains qui les ont créées pour se faire une idée claire des différentes tendances du Madhyamika indien. Or, l'examen des tout premiers manuels philosophiques tibétains (grub-mtha1) révèle des classifications très variables des branches du Madhyamika81. Ces variations reflètent bien-sûr la pensée de chaque érudit au sein de sa propre école. À cette époque (du XIIe au XVe siècle), la philosophie tibétaine n'est pas encore fixée et reste sujette à diverses spéculations fructueuses. . Ce ne sera qu'à partir de Tsong Khapa, le fondateur de l'école des Guélougpa, que l'on trouvera la classification standard adoptée actuellement par tous. . L5: [La vue madhyamika des Guélougpa] :L5 . À partir de Tsong Khapa, on considère que l'école de la Voie médiane ou Madhyamika se divise en deux branches principales: -- le Madhyamika-Prasangika ou Voie médiane conséquentialiste d'une part, représenté par Buddhapalita, Chandrakirti et Shantideva, et -- le Madhyamika-Svatantrika ou Voie médiane des Autonomes d'autre part. Cette dernière branche se subdivise à son tour en: ---- le Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika ou Autonomes de la Voie médiane qui suivent les Sutras, représenté par Bhavaviveka et ---- le Yogacara-Madhyamika-Svatantrika ou Autonomes de la Voie médiane adeptes de la pratique yogique, représenté par Santaraksita et Kamalasila. . Tsong Khapa et ses partisans optent pour les Conséquentialistes (Prasangika) et considèrent que le système des Autonome (Svatantrika) est imparfait et inférieur à celui des Conséquentialistes pour les raisons suivantes: . -- Pour Tsong Khapa, les Prasangika ou "Conséquentialistes" se caractérisent certes par l'emploi du raisonnement qui pousse les arguments de l'adversaire jusqu'à ses conséquences absurdes, mais aussi et surtout par la thèse selon laquelle tous les phénomènes relatifs ne sont que des désignations conventionnelles (prajnapïi, kun btags) dénuées d'existence inhérente, c'est-à-dire qu'ils n'existent pas de par leurs caractéristiques propres. -- Ceci établi, il n'y a donc pas lieu de poser deux niveaux de réalités conventionnelles comme le font les Svatantrika ou Autonomes: une réalité conventionnelle vraie, où les phénomènes existeraient en vertu de leurs caractéristiques propres et de leur efficience (ex. l'eau), et une réalité conventionnelle fausse, où les phénomènes seraient de simples illusions dépourvues d'efficience (ex. un mirage). Il n'y a pas non plus lieu d'employer les syllogismes autonomes (qui nécessitent l'acceptation d'une conventionnalité vraie) pour démontrer la vacuité des phénomènes. Tsong Khapa voit dans le fait de distinguer une réalité conventionnelle "vraie" le signe d'un attachement subtil au substantialisme. C'est en cela qu'il considère que les Autonomes ont un point de vue inférieur à celui des Conséquentialistes. -- Tsong Khapa, tout comme Chandrakirti, retient un autre critère qui selon lui caractérise le Prasangika: la réalité conventionnelle ou dissimulatrice n'étant constituée que de phénomènes désignés conventionnellement, il n'y a pas lieu d'adopter à propos de la réalité conventionnelle une vue qui soit autre que celle de monsieur tout le monde. Autrement dit, est acceptable comme vrai au niveau conventionnel ce qui est perçu par tous ceux qui ont des sens intacts. Tout ce qui est de l'ordre des perceptions faussées par une quelconque altération des sens est considéré comme faux ou illusoire. Selon les Guélougpa, le point de vue Prasangika sur la réalité relative s'apparente donc à celui des "partisans des vues du monde" ('jig-rten grags-sde spyod-pa'i dbu-ma-pa). Ce choix lui permet de rejetter toute interprétation idéaliste du type "Esprit seul" pour décrire le monde. -- Enfin, il définit la vacuité comme la négation absolue (med-dgag) de l'existence réelle du "soi" personnel et des phénomènes - le réfutable grossier - et de leur existence inhérente - le réfutable subtil. C'est la force du raisonnement qui, à l'aide de cette négation, débouche sur la compréhension directe de la vacuité. . Que reproche Tsong Khapa aux Svatantrika ou Autonomes? . -- L'adoption de deux niveaux de réalités conventionnelles et surtout celle de la réalité conventionnelle vraie qui, selon lui, est la preuve d'un attachement subtil au substantialisme. -- L'emploi subséquent de syllogismes autonomes (svatantra) pour prouver la vacuité à leurs adversaires, méthode qui, en elle-même, nécessite au départ un accord entre les deux protagonistes sur la nature substantielle des phénomènes relatifs. -- Aux Autonomes adeptes de la pratique yogique, il reproche en outre le fait d'adopter le modèle idéaliste du Chittamatra dans le registre de la réalité conventionnelle, c'est-à-dire d'accepter le système des huit consciences et surtout l'esprit-base-de-tout (âlayavijnâna). . Figure 5. . L5: [La vue madhyamika chez les Nyingmapa et les Sakyapa] :L5 . Dans l'école Nyingmapa et surtout dans celle des Sakyapa, il existe différents points de vue selon les auteurs et les époques. Toutefois, deux maîtres sont très représentatifs de la vue Madhyamika habituellement acceptée dans ces écoles: le maître sakyapa Gorampa Sônam Sengué82 (1429-1490) et l'érudit nyingmapa Jou Mipham Namgyal (1846-1912). Stéphane Arguillère a montré ce que ces deux auteurs avaient de commun dans leur pensée. Voici quelques-uns des points de vue qu'ils soutiennent: -- Pour eux, la caractéristique essentielle du système conséquentialiste ou Madhyamika-Prasangika consiste bel et bien dans le choix de la méthode dialectique du raisonnement par l'absurde (thal-'gyur, pmsanga) comme d'ailleurs l'indique son nom (Prasangika). C'est en cela que le système conséquentialiste peut être dit supérieur au système autonome. Pourquoi cela? parce que sans présenter lui-même une proposition qui serait sienne, le philosophe Prasangika admet provisoirement l'argument de son adversaire et le pousse tranquillement jusqu'à ses conséquences les plus absurdes en employant la logique, de telle manière que l'opposant est finalement amené à accepter la réfutation de sa propre thèse. La méthode est supérieure à celle des Autonomes qui emploient les syllogismes autonomes. En effet, pour employer ceux-ci, il faut provisoirement admettre la validité des moyens de connaissance valide (tshad ma, pràmana) au même titre que l'adversaire, afin de présenter à l'opposant une base de discussion commune. C'est cela qui oblige les Svatantrika à poser deux niveaux de réalité conventionnelle et plus particulièrement celui de la réalité conventionnelle vraie où l'on reconnaît aux phénomènes efficients le statut d'exister de par leurs propres caractéristiques, sans pour autant exister de façon inhérente. -- Toutefois, pour Gorampa comme pour Mipham, il n'y a pas de différence de profondeur de vue entre les Svatantrika et les Prasangika à propos de la vacuité ultime des phénomènes, et le fait de poser une réalité conventionnelle vraie où l'on reconnaît aux phénomènes une certaine efficience et une existence de par leurs caractéristiques propres n'implique pas nécessairement un attachement au substantialisme, puisqu'elle ne concerne que le niveau conventionnel et qu'au niveau de la réalité ultime, leur vacuité d'existence inhérente est établie. -- Pour ce qui est de la manière de considérer la réalité conventionnelle, selon Gorampa et Mipham, le partisan du Madhyamika (qu'il soit Svatantrika ou Prasangika) a tout à fait le choix entre la vision semi-réaliste des Sautrantika (comme l'a choisi Bhavaviveka), la vision idéaliste du Yogacara/Chittamatra (comme l'a choisi Santaraksita), ou la vision de monsieur tout le monde (comme l'a choisi Chandrakirti). Ce choix est de toute façon subordonné à la vue Madhyamika de la vacuité. Gorampa, Longchenpa et Mipham Rin-poché penchent tous trois pour l'explication idéaliste Yogacara / Chittamatra, parce que ce modèle est le plus précis et le plus commode pour expliquer les pièges du samsara dans lequel sont plongés les êtres ignorants et notamment les mécanismes de la causalité karmique. Ils admettent donc au niveau conventionnel l'existence de huit consciences, c'est-à-dire les six consciences habituelles (cinq consciences des sens et la conscience mentale), le mental souillé où se déploient les passions obscurcissantes (klistamanas) et l'âlayavijnàna, conscience-réceptacle qui recueille les empreintes karmiques, étant ainsi le support du karma latent et la conscience qui transmigre. Ce choix, outre qu'il a l'avantage d'expliquer précisément la genèse de la confusion et de la souffrance des êtres, n'empêche pas Gorampa, Longchenpa et Mipham de se proclamer conséquentialistes (Prasangika), puisqu'ils reconnaissent par ailleurs la supériorité de l'emploi du raisonnement par l'absurde sur celui des syllogismes et souscrivent à la vision Prasangika concernant la vacuité. -- En outre, il y a un élément avancé par le système des Svatantrika que Guy Newman n'a pas mentionné: les Svatantrika ou Autonomes distinguent dans le registre de la réalité absolue un absolu catégoriel ou de comparaison et un absolu ultime. Alors que les Guélougpa réfutent cette distinction au niveau de l'absolu, Gorampa et Mipham la trouvent très pertinentes. L'absolu catégoriel (rnam grangs don dam, paryâya pammàrtha) ou de comparaison (mthun pa'i don dam) concerne la vacuité révélée par le raisonnement et la négation absolue (med-dgag). Cette "vacuité" n'est pour les Svatantrika qu'une construction conventionnelle puisqu'elle s'appuie sur les moyens conventionnels de l'intellect tels que la négation. Elle n'est pas la vraie vacuité mais une voie d'accès vers celle-ci. . L'absolu ultime (mthar thug pa'i don dam) est la véritable vacuité libre des quatre extrêmes, la sagesse non-duelle et dénuée de toute fabrication intellectuelle (spros-bral, aprapanca) éprouvée par le yogi lorsqu'il accède à sa vraie nature, l'esprit de sagesse vide et lumineux que l'on appelle rigpa dans le Dzogchen. Cette sagesse qui est elle-même vacuité et clarté est, selon eux, ce dont le bouddha parlait en ces termes: "Pas d'esprit dans l'esprit, la nature de l'esprit est luminosité". Cette nature ultime n'apparaît que lorsque s'effondre l'esprit dualiste habituel (sems, cilla). Pour nous résumer, si l'esprit habituel est utile pour raisonner sur la vacuité, il ne peut nous mener qu'à une vacuité de négation et non à la véritable vacuité qui ne se révèle qu'au moment de la dissolution de l'esprit conceptuel, lorsque se lève la sagesse non-duelle vide et lumineuse. C'est la sagesse qui expérimente la sagesse, la vacuité qui découvre la vacuité. . Ce point de doctrine du Yogàcàra-Madhyamika-Svatantrika de Santaraksita, réfuté par les auteurs guélougpa à la suite de Tsong Khapa (qui s'en tient à une vacuité de pure négation), est au contraire pleinement admis par Gorampa et surtout par Mipham Rinpoché parce qu'il sous-tend l'expérience directe du yogi du Dzogchen (ou du Lam-'bras pour les Sakyapa). Il est également admis par la plupart des Kagyùpa (qui pratiquent un Mahàmudrà fortement teinté de Dzogchen). . Derrière ces points de désaccord philosophique entre les Guélougpa et les autres écoles se profilent des enjeux importants pour les doctrines mahayanistes comme le statut ontologique de la nature de bouddha (Tathâgatagarbha), la conception de la Voie (la bouddhéité est-elle primordialement pure, depuis toujours présente bien que voilée, ou bien doit-elle être achevée en développant sagesse et mérites...). Ces questions voilées éclatent au grand jour dans les polémiques qui ont tourné autour d'une doctrine spéciale du Madhyamika, le Madhyamika Shentong doctrine forgée au Tibet même par Dolpopa Sherab Gyaltsen (1292-1361), un maître d'origine sakyapa qui fut l'un des principaux éru-dits de l'école Jonangpa. Guy Newman n'ayant pas abordé cette doctrine contraire aux vues guélougpa, il convient d'en dire quelques mots. . L5: [Le madhyamika shentong des Jonangpa et des Kagyùpa modernes] :L5 . Le Madhyamika Shentong, ou "Voie médiane du vide d'altérité", est par excellence l'exception tibétaine: il s'agit d'une synthèse de la vue madhyamika classique et de la théorie du Tathâgatagarbha ou nature de bouddha, où l'on emploie une terminologie similaire à celle de l'Esprit seul ou Chittamatra pour décrire les deux réalités. Ce qui, au premier abord, pourrait sembler s'apparenter à un bricolage philosophique, s'appuie en réalité sur une interprétation littérale de l’Uttaratantrasâstra (tib. rGyud bla ma) d'Asanga, à la lueur des théories et des pratiques du Tantra de Kâlacakra, l'une des spécialités de l'école Jonangpa. . Selon le Shentong, les deux réalités s'articulent autour de la notion cittamâtrin des trois natures (mtshan nyid gsum, trilaksana). La réalité conventionnelle relève de la nature entièrement imaginaire ou imputée (kun btags, parikalpita), simple fiction ignorante qui habille la nature dépendante des phénomènes (paratantra, gzhan dbang) d'une soi-disant existence en soi. En réalité, ces deux natures sont vides d'existence en soi (rang stong), comme l'affirme également le Madhyamika-Prasangika. Mais la réalité ultime, appelée ici nature parfaitement établie (yongs-grub, parinispanna), n'est pas envisagée, comme dans le Madhyamika classique, comme la seule vacuité d'existence inhérente des deux premières natures. Elle est cela mais elle est aussi davantage que cela, car elle comprend l'ensemble des qualités lumineuses de la nature de bouddha. Cette "affirmation positive" de l'absolu ne se révèle au yogi que lors de la disparition des souillures adventices qui voilaient la nature de bouddha. Donc, la réalité absolue ou nature de bouddha est "vide d'altérité" (gzhan stong), c'est-à-dire vide des obscurcissements et des souillures adventices qui la recouvraient et qui lui sont étrangers (comme la gangue qui recouvre un joyau). Mais cette vacuité n'est qu'une étape dans la révélation d'un absolu qui est "plein" de la richesse infinie des qualités du Tathàgatagarbha. Cette doctrine yogique n'a pas manqué de soulever des polémiques et la réprobation de quantité d'auteurs tibétains sakyapa et guélougpa, qui y ont vu un grave danger de chute dans l'éternalisme. Présentée ainsi, la nature de bouddha semble préexister depuis toujours sous les voiles de l'ignorance, ce qui la réifie en la dotant d'une essence éternelle. Cette réification est évidemment contraire à la vue Madhyamika Prasangika de la vacuité. Le maître sakyapa Rendawa (l'un des maîtres de Tsong Khapa) a réfuté avec force le Shentong qu'il accuse d'hétérodoxie. Tsong Khapa et les auteurs guélougpa ont fait de même. Gorampa a cependant, sur le Shentong, un avis plus clément: il le considère plutôt comme maladroit, tout en signalant également la possibilité d'une dérive éternaliste. Le courant philosophique Shentong, affaibli par les polémiques au XVIIe siècle, se maintiendra en filigranne dans les écoles Shangpa Kagyù et Karma Kagyù. . Au XIXe siècle, le grand maître kagyùpa Jamgôn Kongtrùl Lodrô Thayé, fondateur du mouvement rimé (non-sectaire), le réhabilitera en prenant soin d'en corriger les interprétations éternalistes, précisant que les qualités mêmes de la nature de bouddha sont vacuité. Il faut d'ailleurs rendre justice à Dolpopa lui-même qui a toujours fait la distinction entre l'évocation intellectuelle d'une nature de bouddha immuable, inaltérable et immaculée, et l'expérience directe de cette nature dans la méditation, où plus personne n'est là pour proclamer son "existence permanente". En considérant la nature de bouddha comme étant à la fois vide et lumineuse, il n'est pas question de la réifier. On rejoint ainsi les doctrines du Dzogchen et du Mahàmudrâ des Kagyùpa pour lesquelles la nature ultime est primordialement pure, c'est-à-dire vide, et spontanément présente, c'est-à-dire lumineuse. Cette vacuité et cette luminosité ne sont pas deux choses distinctes mais sont indissociables comme le sont l'eau et son humidité. Une fois réglé ce problème de la nature de bouddha, le Madhyamika Shentong a connu un regain de popularité chez les Kagyùpa et même chez les Nyingmapa. Sous la dénomination de "Grand Madhyamika" (dBu ma chen po), de nombreux maîtres contemporains de ces deux écoles unissent le Madhyamika rangtong et le Madhyamika shentong. -- Par le Madhyamika rang-tong (rang stong, vide d'existence en soi), c'est-à-dire la vue du Madhyamika Prasangika (à la manière de Gorampa et de Mipham), ils mettent à nu la nature vide des phénomènes et de l'esprit, -- et par le Madhyamika shentong, ils rendent compte philosophiquement des pratiques ayant trait à la claire lumière telles qu'on les rencontre dans le Vajrayâna, le Mahàmudrâ et le Dzogchen. . Telles sont, très grossièrement, les plus flagrantes des différentes interprétations philosophiques des réalités conventionnelle et ultime au sein des quatre écoles tibétaines. . L5: [Trouver le juste équilibre] :L5 . Mettre à jour ces différences, ce n'est pas prendre parti pour l'une ou l'autre de ces présentations. Toutes ont leur utilité et leur génie propre. -- Les Guélougpa s'honorent d'un souci d'exactitude et craignent l'obscurantisme d'une mystique yogique mal comprise qui entraînerait le pratiquant vers une plus grande confusion. Ils prennent donc de nombreuses précautions intellectuelles, comme le souligne Guy Newman. -- Les Sakyapa, les Kagyùpa et les Nyingmapa sont plus soucieux de coller à l'expérience directe de la pratique yogique. Ils n'en prennent pas moins le temps de réfléchir aux implications théoriques de cette expérience et à sa vérification. . Loin d'être contradictoires, ces deux approches sont complémentaires, et les Occidentaux, portés tantôt sur l'expérience et les techniques de pratique, tantôt vers l'intellectualisation du bouddhisme, auront tout intérêt à équilibrer leur approche en réfléchissant à ces différentes manières d'aborder la réalité. . Philippe Cornu . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [Petit glossaire] :L1 . Abhidharma (sk.) • Connaissance manifeste, traités d'analyse des phénomènes selon le point de vue supérieur de la sagesse. . àlayavijnâna (sk), tib. kun gzhi rnam shes • Dans le système cit-tamâtra, l'esprit-base-de-tout ou conscience-base-de-tout, la huitième conscience, conscience fondamentale qui reçoit les empreintes karmiques, supporte et nourrit les sept autres consciences. . Chittamatra (sk.), tib. sems-tsam-pa • "L'esprit seul", école philosophique idéaliste du Mahayana, encore appelée Vijnànavâda ou Yogacara, qui pose l'inexistence d'un monde extérieur à la conscience, qui seule existe de manière inhérente. . connaissance conceptuelle (sk. kalpana, tib. rtog pa) • Connaissance dont l'objet est un concept, c'est-à-dire une idée générique, réalité conventionnelle sans efficience selon le Sautrantika. . deux réalités (sk. dvasatya, tib. bden pa ngyis) • Les deux sortes de réalités selon le bouddhisme, la réalité conventionnelle et la réalité absolue, souvent traduit ailleurs par "deux vérités". . Madhyamika (sk.), tib. dbu-ma • "Voie médiane", l'un des deux systèmes philosophiques du Mahayana qui pose la vacuité du soi et des phénomènes, y compris celle de l'esprit. . mental affligé (sk. klistamanas, tib. yid nyon) • la septième conscience selon le Chittamatra, conscience mentale entachée de passions, qui se trouve à l'origine du sentiment du "soi" et qui est responsable de l'interprétation illusionnée des informations sensorielles fournies par les six consciences des sens. . moyen de connaissance valide (sk. pramâna, tib. tshad ma) • Selon la logique mise au point par les Sautrantika, les moyens de connaissance juste ou avérée sont au nombre de deux: la perception directe et l'inférence. . perception directe (sk. pratyaksa, tib. mngon-sum) • connaissance directe, par les sens ou le mental, d'un objet singulier doué d'efficience, considéré comme une réalité ultime dans le Sautrânti-ka. . phénomènes existant de par leurs caractéristiques propres (sk. svalaksanasiddha, tib. rang mtshan gyis grub pa) • Selon le Madhyamika-Svatantrika, catégorie de phénomènes singuliers dont les caractéristiques propres et l'efficience permettent de les ranger dans la catégorie de la réalité conventionnelle vraie (à l'opposé des inexistants comme la corne du lièvre et des idées génériques sans efficience). . Prasangika (sk.), tib. thal-'gyur • Branche de l'école Madhyamika traduite par "conséquentialiste" parce qu'on y utilise le raisonnement par l'absurde (sk. prasanga) pour pousser tout argument ou thèse vers sa conséquence absurde, sans devoir soi-même avancer une thèse spécifique. . Quatre écoles philosophiques du bouddhisme • Selon le bouddhisme tibétain, il existe quatre écoles philosophiques propres au bouddhisme: Vaibhasika, Sautrantika, Chittamatra et Madhyamika. À ne pas confondre avec les quatre écoles du bouddhisme tibétain (Nyingma, Sakya, Kagyù, Guélouk). . réalité dissimulatrice (sk. samvrti-satya, tib. kun rdzob kyi bden pa) • Habituellement désignée comme la réalité conventionnelle ou relative, elle désigne le mode d'apparence des phénomènes qui voile ou "couvre" leur nature ultime. . réalité ultime (sk. paramarthasatya, tib. don dam gyi bden pa) • Encore appelée "réalité absolue", elle désigne le mode réel des choses, leur nature ultime par-delà leur apparence. Sautrantika (sk.), tib. mdo-sde-pa smra-ba • Système des Sutra. Seconde école philosophique du Hinayana, de type semi-réaliste et substantialiste, à l'origine de la logique bouddhique. Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika (sk.) • Autonomes de la Voie médiane adeptes des Sutra, sous-branche du Madhyamika qui emploie les syllogismes autonomes pour démontrer la vacuité et admet le système Sautrantika réaliste pour décrire la réalité conventionnelle. . Svatantrika (sk.), tib. rang rgyud pa • Système des Autonomes, branche du Madhyamika qui se caractérise par l'emploi des syllogismes autonomes (sk, svâtantra) pour la démonstration de la vacuité. . Trois natures (sk. trisvabhàva, tib. rang bzhin gsum) • Encore appelées les trois caractéristiques (sk. trilaksana), il s'agit, selon le Chittamatra des trois aspects que présente un phénomène à la conscience qui l'appréhende, i. La nature entièrement imaginaire (sk. parikalpita, tib. kun brtags), 2. la nature dépendante (sk. paratantra, tib. gzhan dbang) et 3. la nature parfaitement établie (sk. parinispanna, tib. yongs-grub). Les deux premières participent de la réalité conventionnelle et la dernière de la réalité ultime. . Vaibhasika (sk.), tib. bye brag smra ba • Système de la Grande Exposition, première école philosophique du Hinayana de caractère pan-réaliste, s'appuyant sur les Abhidharma tels que la "Grande Exposition" (sk. Mahàvibhàsâ) et soutenant qu'il s'agit des paroles mêmes du Bouddha. Bien que désignant pour les Tibétains les dix-huit écoles du bouddhisme ancien, le Vaibhasika désigne essentiellement les Sarvâstivàdin du Cachemire. . Yogacara-Madhyamika-Svatantrika (sk.) • Autonomes de la Voie médiane adeptes de la pratique yogique, sous-branche du Madhyamika qui emploie les syllogismes autonomes pour démontrer la vacuité et admet le système Chittamatra idéaliste pour décrire la réalité conventionnelle. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [Sources] :L1 . Atisa, La Lampe qui illumine la Voie (Bodhipathapradipa), ¥5344, Vol. 103. Et son auto-commentaire, P5343, vol. 103. . Buescher, John, The Buddhist Doctrine of Two truth in thé Vaibhasika and Theravada Systems. Ann Arbor University Microfilms, 1982. . Candraklrti, Les Paroles Claires (Tshig gsal, Prasannapâda). Dharam-sala, Tibetan Publishing House, 1968. Et aussi, P^26o, vol. 98. Version sanskrite par Louis de la Vallée Poussin, Bibliotheca Bud-dhica IV, Osnabrûck, Biblio Verlag, 1970. . —. Commentaire sur le "Supplément au Traité (de Nàgârjuna) sur la Voie Médiane" (dBu ma la 'jug pa rang 'grel, Madhyamakâvatârabhâsya). Dharamsala, Council of Cultural and Religious Affairs, 1968. Voir aussi P52Ô3. . —. "Supplément au Traité (de Nàgârjuna) sur la Voie Médiane" (dBu ma la 'jug pa, Madhyamakâvatâra). Dharamsala, Council of Cultural and Religious Affairs, 1968. Voir aussi P526i et P52Ô2. . Chauduri, Sukomal, Analytical Study of thé Abhidharmakosa. Calcutta, Sanskrit Collège, 1976. . Collection of Related Teachings (Samyuttanikâya). vol. i de l'édition par Léon M. Feer. London, Pâli Text Society, 1884. Réédition en 1973. . Sutra de la Descente à Lanka (Saddharmalankâvatarasutra). Ed. par P. L.: Vaidya dans Buddhist Sanskrit texts, N°3, Dharbhanga, Mithila Institute, 1983. . Dharmakirti, Commentaire sur le "Compendium de connaissance valide" (de Dignaga) (Pramânavârttikakârika). P5709, vol. 30. . 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Texte-racine P559O et commentaires?559i, traduit en français par Louis de la Vallée Poussin: L'Abhidharmakosa de Vasubandhu, 1923-1931, 6 volumes, Bruxelles, Institut Belge des Hautes Etudes Chinoises, réédité en 1971-72 (Mélanges chinois et bouddhiques, vol. XVI) . Wallace, B. Alan, Choosing Reality, Ithaca, Snow Lion, 1996. . Williams, Paul, Mahayana Buddhism: The Doctrinal Foundations, New York, Routledge, 1989. . Wilson, Joe Bransford Jr. The Meaning of Mind in thé Mahayana Bud-dhist Philosophy ofMind-Only (Chittamatra), Ann Arbor: University Microfilms, 1986. . . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . L1: [Notes] :L1 . 1. N.d.T: En tibétain, bden pa peut aussi bien se traduire par vérité que par réalité. Bien que l'usage du terme "les deux vérités" soit très courant dans la littérature bouddhique occidentale, nous avons préféré la plupart du temps dans cet ouvrage utiliser la traduction "les deux réalités" qui est plus juste philosophiquement parlant. Il s'agit en effet de considérations ontologiques sur la réalité ou l'état des choses et non de "vérité", terme qui désigne la conformité de la pensée avec un état de fait et dénote une affirmation ou un jugement de valeur qui n'ont pas lieu d'être ici. . 2. Cet exemple s'inspire des commentaires d'un maître Ch'an contemporain, Maître Sheng-yen: "Qu'une personne n'aie pas l'esprit dispersé dans toutes sortes de pensées ne signifie pas qu'elle n'aie pas de problèmes. Si vous cherchez un état dépourvu de pensées, il vous suffit de demander à quelqu'un de vous frapper violemment derrière la tête. Il y a bien trop de gens qui ne savent pas faire la différence entre une réelle sagesse et un simple état de paix. Si vous ne saisissez pas cette distinction, même en pratiquant dur, vous ne serez tout au plus qu'un idiot." Extrait de Faith in Mind dans Chinese Religion de Deborah Sommer (New York: Oxford, 1995), p. 337. . 3. Le Sutra de la descente à Lanka (Lankâvatârasutra) tel que le cite La Précieuse Guirlande des Doctrines de Kônchok Jikmé Wangpo (Dharamsala: Shes rig par khang, 1969), extrait traduit dans Prac-tice and Theory of Tibetan Buddhism de Sopa et Hopkins (New York: Grove Press, 1976), p. 53. . 4. Pour un exemple de présentation traditionnelle tibétaine voir Jeffrey Hopkins, Méditation on Emptiness (Londres: Wisdom, 1983), 353-364. Pour un exemple de présentation académique occidentale voir Paul William, Mahayana Buddhism (New York: Routled-ge, 1989). . 5- La vue selon laquelle on ne peut trouver de cinquième système philosophique se fonde sur le Commentaire sur le Résumé Condensé du Tantra de Hevajra (Hevajrapinnàrthatikà) de Vajragarbha qui, comme le cite La Précieuse Guirlande des Doctrines (Dharamsala: Shes rig par khang, 1969) de Kônchok Jikme Wangpo, affirme que "Ce n'est pas la pensée du Dompteur qu'il existe un quatrième [véhicule] ou un cinquième [système de doctrine]." Voir Sopa & Hopkins, Practice and Theory of Tibetan Buddhism, . 6- Commentaire oral rapporté par Anne Klein. . 7- Traité de la Voie médiane (dBu ma'i bstan bcos, Madhyamakasâstra),?5224, Vol. 95, ch. 24, vs. 9-9. Pour une traduction récente accompagnée des commentaires philosophiques d'un philosophe occidental, voir Jay Garfield, The Fundamental Wisdom of thé Middle Way (New York: Oxford, 1995). . 8- Le Grand Exposé de la Voie médiane (dBu ma 'jug pa'i mtha' dpyod) dans ses Oeuvres Complètes, Vol. 9 (Ta). (New Delhi: Ngawang Guelek Démo, 1972), 520. . 9- Vasubhandu, Abhidharmakosa et Bhâsya (Varanasi: Bauddha Bharati, 1972), 6.4. Voir aussi la traduction tibétaine: Chos mngon pa mdzod kyi bshad pa. Dharamsala: Conseil des Affaires Religieuses et Culturelles, 1969. Respectivement P559O et?559i pour le texte racine et les commentaires. . 10. Candrakïrti, Les Paroles Claires (Tshiggsal, Prasannapadà). Édition sanscrite de Louis de la Vallée Poussin, Biblioteca Buddhica IV (Osnabrùck: Biblio Verlag, 1970), 492.10. En tibétain, Dharamsala: Tibetan Publishing House, 1968, P526o, Vol. 98. . 11. Ngawang Palden, Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques (Grub mtha' bzhi'i lugs kyi kun rdzob dang don dam pa'i rnam bshad pu legs bshad dpyid kyi dpal mo'i glu dbyangs) (New Delhi: Lama Guru Deva, 1972), 6a, commentaire des Paroles Claires (Tshig gsal, Prasannapadà) de Candrakïrti. . 12. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, folio i3b. . 13. Vasubandhu, Abhidharmakosa et Bhâsya, 91. 20-92. . 14. Ce qui suit se fonde sur mes lectures de Ngawang Palden et l'interprétation qu'il expose dans sa Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, folio 6b-ja. On peut lire Ngawang Palden autrement et il est certain qu'un grand nombre de ses opinions ne sont pas partagées par tous les collèges monastiques tibétains; j'invite le lecteur à pousser plus loin l'analyse de ces points. . 15. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, folio /a. . 16. Enseignement oral de Guéshé Palden Dragpa à Delhi en 1985. Il a donné le même argument à d'autres lettrés qui ont travaillé avec lui. . 17. Voir Anne Klein, Knowledge and Liberation (Ithaca Snow Lion, 1986) et Georges Dreyfus, Recognizing Reality (Albany: State University of New York Press, 1997). . 18. D'une manière générale, ceci est exact; cependant, Jam-yang-shay-ba dans Gréât Exposition of Tenets (Grub mtha'i rnam bshad) (Mussorie: Dalama, 1962) convient que certains représentants des systèmes du Petit véhicule faisaient rentrer les soûtras du Mahayana dans la parole du Bouddha. . 19. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, 34; et Geshe Lhundup et Jeffrey Hopkins, Practi-ce and Theory of Tibetan Bouddhism, 93. . 20. À propos de la manière dont l'expérience (quotidienne et méditative) semble contredire la position Gelouk selon laquelle les images génériques sont permanentes, Voir Knowledge and Liberation, 117. . 21. Dharmakirti, Commentaire sur le "Compendium de Connaissance Valide" (de Dignaga) (Pramânavàrttikakârikâ) P57O9, Vol. 130,88.3-5. Traduction de Klein, Knowledge and Liberation, 71. . 22. N.d.T. "capable de remplir une fonction" et "doué d'efficience" sont strictement équivalents pour la traduction du terme don byed nus pa. . 23. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, 34. . 24. Knowledge and Liberation, 31. . 25. La Lampe qui illumine la Voie (bodhipathapradlpa), P5344, Vol. 103; Le commentaire d'Atisa sur son texte racince se trouve page 5341, Vol. 103. . 26. Le Sutra qui dévoile la pensée (dGongs pa nges par' grel pa'i mdo, Samdhinirmocanasutra). Pj74, Vol. 29, traduit par John Powers dans Wisdom ofBuddha (Dharma Publishing, 1995). . 27. Recueil des enseignements rapportés (samyuttanikâyà), 1.89-10-11. . 28. Supplément au "Traité (de Nàgârjuna) sur la Voie médiane" (dBu ma la 'jug pa, Madhyamakàvatâra). Dharamsala: Council of Cultural and Religious Affairs, 1968. Également: P52Ô1 et P52Ô2. Ces lignes se trouvent ch. 6, vs 89, lignes a-c. . 29. Citation tirée de l'oeuvre de Joe Bransford Wilson, Jr., The mea-ning ofMind in thé Mahayana Buddhist Philosophy ofMind-Only (Chittamatra) (Ann Arbor: University Microfilms, 1986), 206. . 30. On trouve ce récit dans le colophon qui clôt l'oeuvre de Can-drakirti: Le Supplément au Traité sur la Voie médiane. . 31. N.d.T: Vasubandhu définit ainsi la nature parfaitement établie d'un phénomène: "C'est la perpétuelle absence de nature imaginaire dans la nature dépendante [...] Aussi longtemps que l'on n'a pas vu la nature parfaitement établie, on ne voit pas la nature dépendante." . 32. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, 61.3-4, et Jan-gya, Présentation of Tenets (Varanasi: Pleasure of Elégant Sayings, 1970), 174. . 33. Enseignement oral de Guéché Palden Dragpa à Delhi, 1985. . 34. Dans la Précieuse Guirlande de Doctrines telle qu'elle est traduite par Sopa et Hopkins dans Practice and Theory of Tibetan Bud-dhism, 113-114. . 35. Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, 61.2-3 et 61.6-7 > Présentation of Tenets de Jan-gya, 174. . 36. Ceci et ce qui suit se fonde sur l'oeuvre de Wilson, The Meaning ofMind in thé Mahayana Buddhist Philosophy ofMind-Only (Chittamatra), 280. . 37. Selon l'oeuvre de Wilson The Meaning ofMind in thé Mahayana Buddhist Philosophy ofMind-Only (Chittamatra), 279. . 38. Commentaire sur le "Supplément au Traité (de Nàgârjuna) sur la Voie médiane" (dbu ma la 'jug pa rang 'grel, madhyamakâvatârabhâsya). Dharamsala: Council of Cultural and Religious Affairs, 1968, 152.1-3. Voir aussi l'oeuvre de Wilson, The Meaning ofMind in the Mahayana Buddhist Philosophy ofMind-Only (Cittamàtm), 271. . 39. La Grande Exposition des Systèmes philosophiques telle qu'elle est citée et traduite par Hopkins dans Méditation on Emptiness (Londres: Wisdom, 1983), 451. . 40. Selon la Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques de Ngawang Palden. . 41. N.d.T: on le verra, ceci n'est pas l'opinion des Nyingmapa ni des Sakyapa comme Gorampa Sônam Sengué (cf. postface). . 42. Pour autant que je m'en souvienne, le retardataire clairvoyant est un ajout de mon cru à l'histoire traditionnelle. Si cette idée m'a été inspirée par une autre source, je n'en ai plus le souvenir. . 43. Ngawang Palden, Présentation de l'ultime et du conventionnel dans les quatre systèmes philosophiques, 111.4-5. . 44. Tiré de l'édition et de la traduction de M. David Eckel, Jnânagarbha's Commentary on thé Distinction Between thé Two Truths, (Albany: State Universitiy of New York Press, 1987), 163. . 45. Ceci, selon la tradition du Collège monastique de Loseling et de quelques autres. Jam-yang-shay-ba, toutefois, fait partie de ceux qui ne partagent pas cette opinion. . 46. À nouveau selon la tradition du Collège monastique de Loseling et de quelques autres. Toutefois, Jam-yang-shay-ba n'est pas d'accord. . 47. Inversement, le système Chittamatra peut remettre en question le système Svatantrika comme suit: dans la branche Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika (comme dans le système Sautrantika), les objets et les sujets sont des entités différentes au niveau conventionnel. Ceci permet aux objets d'exister avant les consciences qui les appréhendent. Par exemple, la table bleue dans l'instant #1 est la condition nécessaire pour que se manifeste, au moment #2, une conscience visuelle qui appréhende une table bleue. Cependant, à la différence du système Sautrantika, la branche Sautrantika-Madhyamika-Svatantrika affirme que les objets de la perception directe n'existent pas véritablement ni de manière ultime. Ils existent en dépendance des consciences non-défectueuses auxquelles ils apparaissent. Les tenants du Chittamatra voient cela comme une contradiction: comment un objet peut-il exister en dépendance d'une . conscience qui ne le verra pas - et en fait, n'existera même pas -jusqu'au moment suivant? La table bleue existe-t-elle au moment #1 ou pas? Si elle existe au moment #1, alors n'a-t-elle pas son propre mode d'existence avant même qu'une conscience la perçoive? Si elle n'existe pas au moment #1, alors comment peut-elle être perçue par une conscience non-défectueuse au moment #2? Autrement-dit: si au moment #1, aucune conscience appréhendant la table bleue n'existe, et si la table bleue ne peut pas exister par elle-même sans dépendre d'une telle conscience, alors comment la table bleue peut-elle exister au moment #1? . La réponse de certains Prasangika guéloug à ce problème se trouve au chapitre suivant. . 48. Donald S. Lopez, The Svatantrika-Madhyamika System of Mahayana Buddhism (Ann Arbor: University Microfilms, 1982), 315-321. . 49. Méditation on Emptiness, 36. . 50. Voir Méditation on Emptiness, 39 et 631-632. . 51. Ceci se fonde sur l'oeuvre de Tsong Khapa, Le Grand exposé des étapes de la Voie des bodhisattva (Byang chub lam rim chen mo) (Amdo: mTsho sngon mi rigs, 1985), 643-644 et 661-662. . 52. Tsong Khapa, Le Grand exposé des étapes de la Voie des bodhisattva 661. . 53. Enseignement oral de Guéché Palden Dragpa à Delhi, 1985. . 54. Anne Klein, Path to thé Middle (Albany: State University of New York Press, 1994), 129. . 55. Anne Klein, Path to thé Middle. (L'accentuation par l'italique a été rajoutée). . 56. Allan Wallace, Choosing Reality (Ithaca: Snow Lion, 1996), 124-125. . 57. Tsong Khapa, Le Grand exposé des étapes de la Voie des bodhisattva 661. . 58. L'Entrée dans l'activité des bodhisattvas (Byang chub sems dpa'i spyod la 'jug pa, Bodhisattva-caryâvatâra), P^2^2, Vol. 99,9.2. N.d.T.: traduction alternative du dernier vers: "Car celui-ci est dit obscurci". . 59. Gyaltsap: Explication détaillée de L'Entrée dans l'activité des bodhisattva (de Shantideva) (Byang chub sems dpa'i spyod pa la 'jug pa'i rnam bshad rgyal sras) (Sarnath: Gelugpa Students Welfare Com-mitttee, 1973), 210.12-14. . 60. Tsong Khapa, L'Illumination de la pensée (dGongs pa rab gsal) (Dharamsala, Shes rig par khang, n.d.), 195. . 61. Pour un exemple, voir Kaydrup, Une dose de vacuité (sTong thun chen mo) (Dharmamsala: Shes rig par khang, n.d), 608.3-6. Traduction anglaise de José Ignacio Cabezôn, A Dose of Emptiness (Albany: State University of New York Press, 1992), . 62. Le Sutra qui dévoile la pensée (dGongs pa nges par 'grel pa'i mdo, Samdhinirmocana-sutra), P/74, Vol. 29, tr. par John Powers: Wîs-dom ofBuddha (Dharma Publishing,i995). Tous mes remerciements à John Powers pour avoir attiré mon attention sur ce passage. . 63. Vers 6/b-68 dans l'Essai sur l'Esprit d'Éveil (Byang chub sems kyi 'grel ba, Bodhicittavivarana), P2665 et P2666. Voir la traduction de C. Lindtner, Nagarjuniana (Copenhagen; Adademisk Forlag, 1982), 205. . 64. Le Sutra du coeur (bhagavatiprajnâpâramitâhrdayasutra), Pi6o. Voir Donald S. Lopez, The Heart Sutra Explained (Albany; State University of New York Press, 1988). . 65. Les Paroles Claires de Chandrakirti (Tshig gsal, Prasannapâda), éd. sanskrite par Louis de la Vallée Poussin, 492-10. . 66. Commentaire sur le "Supplément au "Traité (de Nagarjuna) sur la Voie médiane" (dBu ma la 'jug pa rang 'grel, Madhyamakâvatârabhâsya), 107.5. . 67. Les Paroles Claires de Chandrakirti (Tshig gsal, Prasannapâda), éd. sanskrite par Louis de la Vallée Poussin, 494-1. . 68. L'illumination de la Pensée (dGongs pa rab gsal), 194.6-195.1. . 69. Présentation of Tenets, 461.4 et 468.15. . 70. L'illumination de la Pensée (dGongs pa rab gsal), 507. . 71. L'exposé médian des étapes de la Voie des bodhisattva (Byang chub lam rim 'bring) (Dharamsala: shes rig par khang, n.d.), 461. . 72. Supplément au Traité sur la Voie médiane (de Nagarjuna) (dBu ma la 'jug pa, Madhyamakâvatâra), ch. 6, v. 25. . 73. L'illumination de la Pensée (dGongs pa rab gsal), 199.4-5. . 74. L'illumination de la Pensée (dGongs pa rab gsal), 201.3-4. . 75. Présentation of Tenets, 464.7-12. . 76. La fréquentation de ses cours de traduction sur La Distinction des Vues (ITa ba shan 'byed) de Gorampa et la lecture attentive de sa traduction commentée du Shes 'grel Nor bu Ketaka de Mipham Rinpoché (Le commentaire de Mipham au chapitre IX du Bodhica-ryavatâra de Shantideva: échos modernes d'une controverse du XVe siècle, mémoire de philosophie, Université Paris IV-Sorbonne, 1994) m'ont beaucoup éclairé sur les différentes interprétations du Madhyamika dans les écoles guélougpa, sakyapa et nying-mapa. . 77. K. Mimaki, dans son étude du manuel de philosophie de Upa Losel (maître kadampa du début XIVe siècle), a soulevé le problème des classifications divergentes du Madhyamika par les auteurs tibétains anciens (du XIe au XVIe siècle), mais une étude approfondie des raisons de ces différences reste à faire. . 78. Lire à ce propos Les sectes bouddhiques du Petit Véhicule d'André Bareau, EFEO, Paris, 1955, L'Inde Classique, de Louis Renou et Jean Filliozat (tome II), EFEO, Paris, 1985, et La littérature des Personnalistes dans le bouddhisme ancien de Bhiksu Thich Thien Chao (éditions de Ho Chi Minh Ville, 1998). . 79. Que l'on peut lire en français, traduite du chinois par Louis de la Vallée Poussin (La Siddhi de Hiuang-Tsang), Librairie orientaliste Paul Guethner, Paris, 1928. . 80. Lire à ce propos Maurice Salen, Quel bouddhisme pour le Tibet? Jean Maisonneuve, Paris 1986. . 81. cf. Mimaki, op. cit. . 82. Pour une étude sur Gorampa, lire Peter Délia Santina, Madhya-maka Schools in India, Motilal Banarsidass, 1995, et Stéphane Arguillère, Papiers du collège international de philosophie, N°33 (1996) & 40 (1997), CiPh, i, rue Descartes, 75005 Paris. . ******************************************************* ******************************************************* ******************************************************* . [End]